Histoire de l'art

L’art, au-delà de la mort 

Par Mathieu Oui · L'ŒIL

Le 31 octobre 2023 - 864 mots

Si ce thème traverse toute l’histoire de l’art, la représentation d’images de défunts reste encore taboue. Plusieurs expositions affrontent cette question.

C’est l’une des grandes préoccupations de l’âme humaine et un sujet incontournable de l’histoire de l’art. Des stèles funéraires antiques au paradis de la chapelle Sixtine, en passant par l’enfer peint par Jérôme Bosch, la mort a toujours obsédé les artistes et infusé leur création. Avec ce défi complexe entre tous : comment représenter l’irreprésentable ? En s’affirmant à partir du XVIIe siècle, la peinture de vanités et de memento mori (« Souviens-toi que tu vas mourir »), déclinée sous la forme de crânes, de flammes de bougie, de fruits en décomposition ou de fleurs fanées, offre autant de métaphores de la fugacité de notre existence. Une tradition largement perpétuée encore aujourd’hui dans l’art contemporain. Recouvert de diamants chez Damien Hirst, en version cafards selon Jan Fabre ou encore démultiplié et en format XXL chez Ron Mueck, le crâne, représentation dépersonnalisée d’un être humain, est devenu un poncif de la création contemporaine. Paradoxalement, jamais la mort n’a été aussi absente de notre quotidien. « Nous vivons dans une société portée par l’injonction au bonheur et à la joie de vivre, et dans laquelle la mort n’existe pas », souligne Michaël Houlette, directeur de la Maison Robert Doisneau, à Gentilly, et commissaire de l’exposition « Et nos morts ? ».

« Durant la crise du Covid, on a recensé jusqu’à 600 décès par jour en France et pourtant, nous n’avons vu aucun corps », poursuit le commissaire. Cette exposition de photos post-mortem, autour des travaux d’une vingtaine de photographes, a d’ailleurs été « difficile à réaliser et à regarder ». Historien de la photographie, le commissaire s’attend même à des réactions extrêmes, entre compréhension et reproches sur le caractère morbide du propos. Pourtant, jusqu’au milieu du XXe siècle, la photographie post-mortem était une pratique répandue et les clichés de Paul Valéry ou de Jean Cocteau sur leur lit de mort en témoignent. Aujourd’hui, photographier une personne décédée ne relève plus d’un rite social mais de démarches artistiques diverses, de la quête intime à des approches sociologiques ou documentaires. Avec souvent, en filigrane, cette interrogation : à quel moment finit la vie, quand commence la mort ? À cet égard, la série du photographe Walter Schels et de la journaliste Beate Lakotta réalisée auprès de malades en fin de vie est troublante. Devant ces doubles portraits d’une personne vivante et décédée, « on passe d’une image à une autre, comparant les traits avant et après comme dans une boucle infinie qui nous renvoie toujours au même mystère », témoigne Michaël Houlette. Pour l’artiste Christine Delory-Momberger, exposer ses proches disparus participent d’une forme de consolation, qu’elle tient à distinguer de ce que Freud appelle le « travail de deuil ». « Cette expression est très galvaudée : on nous répète que la vie continue, comme s’il fallait mettre les morts derrière soi. La consolation est autre chose, c’est un dialogue qui s’engage avec nos défunts, comme une présence subtile qui nous accompagne. »

Invitation à irriguer le futur
Selon Vinciane Despret dans Les Morts à l’œuvre, les personnes disparues nous inviteraient même à agir afin « d’irriguer le futur ». Dans son ouvrage, la philosophe s’est intéressée à cinq commandes artistiques réalisées dans le cadre des Nouveaux Commanditaires, dispositif qui accompagne un groupe de citoyens souhaitant faire réaliser une œuvre. « Par la grâce du protocole, véritable intercesseur, des morts sont dotés de la puissance de continuer à agir dans ce monde, non seulement en aidant les vivants à faire avec ce monde, mais également en le transformant par le vecteur d’une œuvre », écrit l’autrice. À travers ces multiples récits qui ont pour point de départ des faits tragiques (accidents, guerres, attentats), la philosophe explique combien ceux qui restent se voient transformés : des rencontres se font, de nouvelles communautés se créent, des récits inédits émergent. Et tout d’abord parce que se pose la question pour les proches de savoir ce que le défunt attend d’eux. Comment maintenir le lien avec le ou la disparu(e) au-delà de l’absence physique ? Autant de questions qui conduisent à mener des enquêtes et à explorer des terrains nouveaux. Ces œuvres créées en hommage aux défunts deviennent des objets d’appropriation. Le groupe d’amis de deux jeunes victimes d’accident de la route s’est mis à défendre les deux obélisques du sculpteur Steven Gontarski. L’artiste a reproduit à l’intérieur de l’installation des graffitis avec les noms, dates de naissance et de décès des jeunes défunts. D’autres tags sont venus s’y ajouter. Voulue par des anciens combattants en hommage aux commandos d’Afrique, l’installation Le Pont sans fin d’Oscar Tuazon s’est enrichie d’autres récits que ceux prévus au départ. Elle a permis, par exemple, de faire un lien entre les soldats venus d’Afrique et les populations immigrées habitant dans le quartier. « Les morts font de nous des fabricateurs de récits. C’est en effet souvent avec les récits que nous les instaurons, que nous les gardons avec nous, que nous les honorons, que se perpétue la conversation… », conclut Vinciane Despret. Un dialogue qui se poursuit malgré l’absence, comme un pont vers l’au-delà.

Vue de l'exposition « Mourir, quelle histoire » à l'Abbaye de Daoulas. © Elodie Henaff / CDP29
Vue de l'exposition « Mourir, quelle histoire » à l'Abbaye de Daoulas.
© Elodie Henaff / CDP29
À LIRE

« Les Morts à l’œuvre », Vinciane Despret, Éditions La Découverte, 2023, 176 p., 20,50 €.


« Lune noire », Christine Delory-Momberger, Arnaud Bizalion Éditeur, 2023, 96 p., 33 €. Catalogue de l’exposition « Et nos morts ? » , édition Maison de la photographie Robert Doisneau, 12 €.

À voir

« Mourir, quelle histoire ! », abbaye de Daoulas (35), jusqu’au 3 décembre et à partir du 16 mars 2024 au Musée de Bretagne à Rennes (35), www.musee-bretagne.fr et www.cdp29.fr

« Aux temps du sida. Œuvres, récits et entrelacs », jusqu’au 4 février 2024, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, www.musees.strasbourg.eu

« Et nos morts ? La photographie post-mortem aujourd’hui en Europe », jusqu’au 18 février 2024, Maison de la photographie Robert Doisneau, Gentilly (94). maisondoisneau.grandorlyseinebievre.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°769 du 1 novembre 2023, avec le titre suivant : L’art, au-delà de la mort

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