Le collectionneur Charles Langhendries s’interroge sur le bien-fondé de certaines préemptions par l’État, dont il a été la « victime ».
Rennes (Ille-et-Vilaine). Le 8 novembre 2021, Rennes Enchères présente un buste anonyme d’A.-J. Bignon prisé 3 à 4 000 euros.
Décrié pour son incurie lors des festivités du mariage du futur Louis XVI, Bignon est ce prévôt des marchands de Paris qui, faute d’une sécurité suffisante, n’avait pu empêcher une foule trop nombreuse de refluer rue Royale et de piétiner de nombreux malheureux. En cette même année 1771, le jeune Houdon présentait au Salon ses tout premiers bustes dont seul le célèbre Diderot du Louvre paraissait subsister jusqu’ici. Y figurait aussi celui de Bignon, aussitôt retiré pour impopularité.
Informé de longue date, par les hasards de ma passion, de l’existence de ce buste supposé perdu et décelant une parenté avec le style du célèbre sculpteur, j’emporte l’œuvre inaperçue pour 6 900 euros. Résonnent aussitôt les mots péremptoires d’un représentant du Château de Versailles annonçant sa préemption. Comme il se doit, dans la quinzaine réglementaire, le ministère de la Culture motive sa décision par un courrier dont toutefois les termes prudents ajoutent la perplexité à ma frustration première. Je décide donc d’approfondir ma connaissance de l’origine et de la nature de cette prérogative régalienne et m’aperçois du divorce entre les nobles principes et la pratique...
Contournement des règles de droit commun en ce qu’elle porte atteinte au jeu normal des enchères et du marché, la préemption exige, dans un état de droit, des principes évitant les abus. La cour administrative d’appel de Paris, dans un différend opposant un acquéreur néerlandais d’une sculpture d’arts premiers chez Sotheby’s contestant la préemption au profit du Musée du Quai Branly et arguant d’une illégitime restriction à l’exportation et à l’importation, a notamment rappelé, dans ses « considérants » en 2012, certains principes généraux et notamment que « contrairement à ce que fait valoir M. A, la décision de préemption, qui a pour objectif d’enrichir les collections nationales de biens de grande valeur afin de les exposer, de permettre au public d’en bénéficier et de renforcer le patrimoine culturel de l’État... ». Pour sa part, sur son site, le ministère précise le critère déterminant cette « grande valeur : l’intérêt majeur ». Il affirme dans son « Vade mecum » de 2020 que « la préemption est considérée comme une procédure exceptionnelle à utiliser seulement pour les œuvres ou objets représentant pour les collections publiques un intérêt patrimonial, historique ou scientifique majeur. [...] Si l’œuvre ou l’objet est plus commun, il est préférable de recourir à un achat simple, en entrant dans le jeu naturel des enchères ». Il persiste : « La préemption n’est pas le mode normal d’acquisition en vente publique : la pertinence de recourir à ce droit doit être appréciée en fonction de l’intérêt majeur », ajoutant « ce droit ne peut en aucun cas être utilisé sur le seul prétexte de faire “une bonne affaire” ».
On constate par ailleurs que c’est le même « intérêt majeur » qui définit le « trésor national » (article L.111-1 du Code du patrimoine) : c’est à l’occasion du refus d’une demande de sortie du territoire qu’un bien d’ « intérêt archéologique, artistique ou historique majeur » se voit ainsi qualifié. Ce critère identique de la plus haute exigence rend équivalente l’importance de l’objet préempté et du trésor national. Il y a une consubstantialité qu’explique l’évolution législative et la préoccupation du législateur. Le droit de préemption est en effet lui aussi intimement lié à l’exportation d’œuvres d’art. Contrepartie d’une loi de 1920 abrogeant le contrôle à l’exportation, il apparaît dans la loi de 1921 autorisant (art. 33) l’État à acquérir des objets « exceptionnels » en vente présentant un« intérêt d’art et d’histoire ». Énumérant ensuite les autres objets qu’elle n’a pas répertoriés, elle nomme cette faculté « préemption » (art. 37). Elle préfigure déjà le trésor national : préservation au profit de la collectivité et limitation à l’exportation contenues dans cette matrice sont les composantes communes à la préemption et le trésor national. La loi de 1921 est prolongée pendant la guerre par celle de 1941 régissant l’exportation des œuvres présentant un « intérêt national d’art et d’histoire », qui n’a malheureusement pas suffi à empêcher les pillages, puis remplacée par celle du 31 décembre 1992, adaptée au marché européen, qui définit le « trésor national ». La filiation est patente.
Si, après soixante ans de pratique, le terme exigeant d’ « intérêt majeur » est revendiqué par le ministère et toujours évoqué par les professionnels du domaine de l’art pour justifier la préemption, il ne peut, pour être majeur, souffrir l’incertitude. J’examine la lettre de motivation à cette aune. Il n’y est question que d’ « enrichissement pertinent ». Rappelant ensuite que « les collections de Versailles [...] sont bien pourvues de portraits de gloires civiques et notamment de magistrats ». Elle laisse entendre que l’acquisition du buste de Bignon, magistrat, n’est guère cruciale. Elle poursuit : « Bien que non attribué, il pourrait être une œuvre de jeunesse de Jean-Antoine Houdon », confessant ainsi son incertitude. Enfin : « Il viendrait de ce fait compléter judicieusement le corpus déjà riche du musée sur cet illustre sculpteur. » L’usage renouvelé du conditionnel souligne l’indécision et rend ainsi aléatoire l’enrichissement du dit corpus.
Si d’autre part l’on veut cerner la teneur réelle de l’ « intérêt majeur », l’examen des motifs toujours détaillés de la qualification de trésor national révèle qu’elle s’applique aux œuvres de nature à combler une lacune déterminante des collections ou dues à un artiste majeur dont la production est rare. Ici, ni paternité certaine ni vide à combler. Les œuvres du prolifique Houdon sont nombreuses dans les musées, en particulier à Versailles, et sa production à l’époque du salon de 1771 où figurait notre buste supposément dû à Houdon est connue par son Diderot, de paternité incontestable, qui n’a rien à lui envier. De sorte que, même si la paternité de ce buste avait été certaine aux yeux du ministère, l’intérêt majeur à l’acquérir demeurait contestable.
Saisi, le tribunal administratif de Paris reconnaît mon intérêt à agir. Citant le Code du patrimoine en ses articles 123-1 (qui définit le droit de préemption sans en indiquer les critères) et 132-2 (qui cite simplement le type d’œuvres pouvant en faire l’objet), il me déboute cependant, arguant qu’ « aucune disposition législative ou réglementaire ni principe général » ne prévoient l’exigence de la démonstration d’un intérêt majeur dans ces deux articles. Il considère le vade-mecum du ministère comme contenant des préconisations sans caractère réglementaire.
On constate que le tribunal, ignorant la jurisprudence de la CAA citée ci-dessus et décidant de ne prendre en compte ni le caractère incontestablement « exceptionnel » de l’œuvre tel que prévu par la loi instituant la préemption ni, plus spécifiquement son caractère« majeur » se contente de citer deux articles ne concernant nullement les critères d’exercice de la préemption. Guère troublé par la discordance flagrante entre le discours du ministère et sa pratique, il ne s’interroge pas sur les raisons suffisamment impératives pour lesquelles le ministère se sente obligé d’affirmer officiellement limiter son action. Le tribunal n’a pas davantage voulu s’attarder sur la nécessaire limitation de cette pratique contraire au droit commun, qui ne peut s’appliquer indistinctement à toutes les œuvres sous peine de porter atteinte aux intérêts du particulier et au fonctionnement du marché. Il y a là un impensé et un refus de le résoudre.
Si rien ne s’opposait à l’acquisition par le ministère, son affranchissement envers la règle, savoir la participation aux enchères, ne peut que surprendre. La préemption constitue ici une mesure conservatoire injustifiée au regard du contexte, celui de l’incertitude du ministère au moment de l’achat quant à la paternité de l’objet. Une mesure en revanche économique car l’avantage pécuniaire du fait de la non-participation aux enchères, souvent nié, est bien réel. En l’occurrence, le buste de Bignon, d’une valeur de plusieurs centaines de milliers d’euros s’il était donné au célèbre Houdon a été acquis par l’État pour 6 900 euros dans l’espoir d’une attribution certaine. C’est “la bonne affaire” évoquée plus haut, également épinglée par le Sénat qui, en son rapport de 1998, recommandait de « n’en faire usage que pour des œuvres de première importance », reconnaissant « qu’il s’agit d’un vœu pieux, compte tenu de l’insuffisance chronique des moyens ». À une époque d’accroissement constant des collections publiques, telles celles de Versailles qui, sur ses quelque 30 acquisitions en 2021 en a préempté la moitié, le contournement croissant des règles de droit commun ne peut qu’inquiéter le particulier, vendeur lésé ou acquéreur dépossédé, devenu variable d’ajustement de cette politique.
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Préemption. La raison de l’État serait-elle toujours la meilleure ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°644 du 29 novembre 2024, avec le titre suivant : Préemption. La raison de l’État serait-elle toujours la meilleure ?