Au terme de quinze années de procédure, les époux Saint-Arroman ont pu obtenir en 1987 la nullité de la vente de leur tableau présenté comme de l’école des Carrache alors qu’il est en réalité de la main de Nicolas Poussin.
Rome, vers 1647. Nicolas Poussin arpente les rues de la Ville éternelle. Il est chanceux, son fidèle mécène, le banquier lyonnais Jean Pointel, vient tout juste de lui commander une nouvelle œuvre. Hésitant, le natif des Andelys opte pour une représentation du jugement de Salomon, épisode biblique bien connu. Deux femmes ont chacune mis au monde un enfant, mais l’un est mort étouffé : elles se disputent alors l’enfant survivant. Le roi réclame une épée et ordonne : « Partagez l’enfant vivant en deux et donnez une moitié à la première et l’autre moitié à la seconde. » Plutôt que de voir l’enfant mourir, l’une des mères renonce. Poussin est convaincu que cette leçon est magistrale : parvenir à se détacher de l’égalité pour rechercher la vraie justice ! L’artiste ignore alors que cinq siècles plus tard une autre de ses œuvres va bouleverser la recherche de l’égalité et inscrire pour l’éternité son nom à la plus grande jurisprudence civile française.
Dans les années 1960, les époux Saint-Arroman souhaitent se séparer d’un tableau ancien que la tradition familiale attribue à Nicolas Poussin. Ils s’adressent aux commissaires-priseurs Maurice Rheims et René-Georges Laurin qui montrent la toile à Robert Lebel, leur expert habituel. Ce dernier considère que l’œuvre est de l’école des Carrache et non de la main de Poussin. Déçus, les époux décident malgré tout de s’en séparer. Le 21 février 1968, la toile présentée comme une Bacchanale est adjugée à l’hôtel Drouot pour 2 200 francs. Le jour même, la Réunion des musées nationaux exerce son droit de préemption comme la loi l’y autorise, et se substitue à l’acquéreur. Quelques mois plus tard, le conservateur Pierre Rosenberg – l’œil de la « grande maison » – fait paraître dans la Revue du Louvre son article « Un nouveau Poussin au Louvre ». Les époux Saint-Arroman découvrent alors avec stupéfaction que la toile qu’ils viennent de céder [voir ill.] est accrochée en majesté sur les cimaises du Louvre comme étant une œuvre de Poussin !
Contrariés d’avoir cédé pour une somme si ridicule cette œuvre – et peut-être mus par le sentiment de s’être fait berner par le marché et les experts –, les époux saisissent la justice. La question est simple : une erreur incertaine sur la qualité substantielle d’un tableau peut-elle constituer un vice de consentement entraînant la nullité de la vente ?
Le 13 décembre 1972, le tribunal de grande instance répond par l’affirmative et donne raison aux époux avant que la cour d’appel de Paris n’infirme cette position le 2 février 1976. Le couple n’en reste pas là. Le 22 février 1978, la Cour de cassation annule l’arrêt pour ne pas avoir vérifié si, « au moment de la vente, le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par leur conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin ». Le 1er février 1982, la cour d’appel d’Amiens rejuge l’affaire et confirme la vente car il ne peut être constaté de déséquilibre entre les vendeurs et les Musées nationaux. La Cour de cassation est de nouveau saisie par le couple. Le 13 décembre 1983, elle estime que les juges amiénois ont dénié aux époux Saint-Arroman le droit de se servir d’éléments d’appréciation postérieurs à la vente pour prouver l’existence d’une erreur de leur part lors de la vente.
Sur renvoi, la cour d’appel de Versailles doit s’incliner. Le 7 janvier 1987, elle met un terme au litige en confirmant l’annulation de la vente car, « en croyant qu’ils vendaient une toile de l’école des Carrache, de médiocre notoriété, soit dans la conviction erronée qu’il ne pouvait s’agir d’une œuvre de Nicolas Poussin, alors qu’il n’est pas exclu qu’elle ait pour auteur ce peintre, [les époux Saint-Arroman] ont fait une erreur portant sur la qualité substantielle de la chose aliénée et déterminante de leur consentement qu’ils n’auraient pas donné s’ils avaient connu la réalité ».
Soixante-dix ans après l’affaire du Rembrandt du Pecq, où le tribunal civil de Versailles avait estimé que l’existence d’un doute sur l’attribution de l’œuvre dans l’esprit du vendeur excluait son erreur, les juges versaillais ont usé d’arguments contraires pour donner gain de cause au couple. En accueillant la demande en nullité du vendeur pour erreur sur les « qualités substantielles »– « qualités essentielles » depuis 2016 – au même titre que celle de l’acheteur, les juges étaient convaincus de tenir la balance égale entre les parties.
Véritable saga judiciaire ayant animé les prétoires durant quinze ans, l’affaire Poussin a « fait couler plus d’encre que de peinture », selon l’expression du juriste Philippe Malinvaud. S’il est bien admis que l’erreur est généralement définie comme une représentation inexacte de la réalité, grâce au « Raphaël français » il n’est pas nécessaire que cette réalité soit un fait certain : il suffit qu’il soit possible. Une vision qui a depuis été confirmée par les juges à propos du Verrou de Jean Honoré Fragonard en 1978 ou de La Fuite en Égypte du même Poussin en 2003, avant qu’elle ne soit consacrée par la loi : « L’erreur est une cause de nullité, qu’elle porte sur la prestation de l’une ou de l’autre partie » (article 1333 du code civil).
Pour autant, l’égalité souhaitée par les juges n’est pas l’équité. Jean Chatelain, professeur et directeur de l’École du Louvre, ne s’y est pas trompé en affirmant que de tels arrêts « sont désastreux » : « Ils aboutissent à accorder une garantie à celui qui a mal géré son bien et qui finalement, sans avoir rien fait pour le mériter, va bénéficier d’un objet officiellement authentifié ou d’une indemnité substantielle. En sens inverse, ceux qui ont travaillé, étudié, découvert finalement une pièce d’importance sous un objet jusque-là négligé, se verront privés de toute récompense, si encore leur bonne foi n’est pas mise en cause, explicitement ou implicitement. » Et les époux Saint-Arroman ne s’y sont également pas trompés en revendant quelques années après la toile – dont le thème d’Olympos et Marsyas a été reconnu par [l’historien de l’art] Jacques Thuillier – pour un peu plus de 7 millions de francs (1,6 million d’euros). En 2014, la Galerie Éric Coatalem a proposé ce Poussin à la vente pour la modique somme de 2 millions d’euros. Aujourd’hui en mains privées, le public peut toutefois se consoler en rendant visite au Jugement de Salomon (1449), chef-d’œuvre de l’artiste, conservé au Musée du Louvre.
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Vice de consentement : la saga judiciaire de la célèbre affaire Poussin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°643 du 15 novembre 2024, avec le titre suivant : Vice de consentement : la saga judiciaire de la célèbre affaire Poussin