J’appartiens à la génération qui a eu 20 ans en 1968. Parmi les nombreuses certitudes qui la mobilisaient figurait la conviction suivant laquelle, pour la première fois dans le monde – on ne parle évidemment ici que de l’Occident –, la censure était sur le point de disparaître.
De la littérature au cinéma, du dessin de presse à la bande dessinée, de multiples signes allaient en ce sens. On le voit bien aujourd’hui : cette génération-là se trompait lourdement. L’annulation, par le Festival d’Angoulême, de l’exposition de bandes dessinées de Bastien Vivès est bien peu de chose à côté de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, mais la signification est la même : la censure n’était pas morte ; elle a simplement changé de valeurs.
L’affaire Vivès reproduit en effet deux des fondamentaux de la démarche censoriale telle que, sans remonter plus haut, les artistes du XIXe siècle, attaqués par les puritains de toutes les églises et de toutes les ligues de vertu, avaient pu la vivre et en pâtir : l’assimilation entre « la vie » et « l’œuvre », et l’assimilation entre l’acte et sa représentation.
Une sorte de platonisme élémentaire présuppose que le Bien, le Beau et le Vrai sont intrinsèquement associés. L’histoire n’a jamais confirmé cet appariement, mais c’est armé de ce présupposé que l’on doit conclure que Richard Wagner ne peut pas être un grand compositeur puisqu’il est en même temps antisémite. Quant à l’identification du virtuel au réel, c’est, assurément, l’un des plus vieux postulats animistes, au nom duquel les romans du marquis de Sade doivent être interdits puisque les constructions imaginaires de leur auteur font de leurs éditeurs et de leurs lecteurs autant de délinquants, voire de criminels, passibles des tribunaux.
Si Bastien Vivès tombe sous le coup de la loi en tant que pédophile, que les juges fassent leur travail. Au travers des paroles provocatrices et des phantasmes prépubères d’un adolescent de 40 ans c’est, de fait, la génération de ses aînés – la mienne – qui est montrée du doigt, aveugle qu’elle fut devant les abus de position dominante, des situations de violence – disons le mot : de viol – qui, de fait, pouvaient gésir au tréfonds de la « libération du désir ». Daniel Cohn-Bendit et Olivier Duhamel en savent quelque chose. Mais s’il s’agit seulement d’un procès d’intention, si on interdit a priori d’« exposition » son œuvre de bédéaste, nous disposons ici de la preuve supplémentaire d’un grand retour à la tradition non de la « libre communication des pensées et des opinions », comme le dit la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, mais de leur contrôle.
Une conception libertaire de l’histoire des sociétés pose en principe que la censure est un scandale en soi, contre lequel se dresseraient les principes fondateurs de la modernité politique, donc du libéralisme intellectuel. Un peu de culture historique permet aisément de comprendre que cette vision est erronée : dans toutes les sociétés humaines, et depuis la nuit des temps, la règle est le contrôle, la limitation, l’interdiction. Elle l’est en vertu – c’est le mot – des valeurs dominantes du temps et du lieu considérés. L’exception, la bizarrerie et le péché résident dans une notion récente et fragile, présentement minoritaire à la surface de la planète, affligée de surcroît d’une définition d’autant plus floue qu’elle est, au fond, plus réactive qu’offensive : la « liberté d’expression ».
En tant que critique de bande dessinée, je suis prêt à soutenir que l’auteur du Goût du chlore ou de Polina [éd. Casterman] mérite une exposition au Festival d’Angoulême. Mais en tant qu’historien de la culture, je ne suis pas surpris de retrouver en 2022 les deux configurations de 1922 ou de 1822 : des militants du Bien qui savent identifier les lieux et les figures du Mal – et l’empêcher de nuire – et des institutions qui, par conviction ou par peur, battent en retraite devant le risque de « troubles à l’ordre public ». Puisque les sociétés ont toujours raison, la conclusion s’impose : la censure ne disparaîtra jamais.
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Censure : éternelle
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°603 du 20 janvier 2023, avec le titre suivant : Censure : éternelle