Censure - Société

À question radicale, réponse radicale

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 4 juin 2023 - 650 mots

Vous l’avez peut-être remarqué : la cote de Picasso est en baisse. Pas (encore ?) sa cote financière : sa cote morale. Il est désormais entré dans la catégorie de ces personnalités dont l’aura est durablement ternie par la relecture à laquelle se sont livrés certains journalistes et historiens de son comportement avec « les femmes de sa vie ».

Jean-Jacques Grandville (1803-1847), lithographe Résurrection de la Censure, caricature publiée dans le journal La Caricature du 1er mars 1831.
Jean-Jacques Grandville (1803-1847), Résurrection de la Censure, lithographie publiée dans le journal La Caricature du 1er mars 1831. Collection Maison de Balzac, Paris.
Courtesy Paris Musées

On évoquait dans cette chronique, il y a un mois, l’installation – durable, sinon définitive – d’une nouvelle forme de censure ou, pour être exact, d’une censure classique dans ses modes de fonctionnement, mais renouvelée par les valeurs qu’elle entend promouvoir. Les questions de fond posées par ce nouvel état de l’esprit public sont du même ordre, et il n’est pas sûr que les différents protagonistes en mesurent bien, là aussi, les enjeux.

Passons sur le fait que la pensée moderne, à l’époque des Trente Glorieuses, avait vigoureusement attaqué tout biographisme et tout subjectivisme dans l’analyse et, par conséquent, dans l’appréciation des œuvres d’art. Certains mauvais esprits ont avancé l’hypothèse que quelques-uns des tenants de cette théorie, comme Maurice Blanchot ou Paul de Man, choisissaient d’autant plus volontiers la déconstruction qu’ils avaient eux-mêmes savamment déconstruit leur biographie d’anciens collabos. Mais cette « nouvelle critique » est désormais derrière nous.

La vraie difficulté se situe donc ailleurs, aux sources de cette religion artistique dont on a déjà parlé ici à plusieurs reprises. Cette religion attribue à l’artiste des qualités chamaniques qui transcendent sa fonction sociale. Qu’on fasse ou non référence à Platon, il s’agit bien d’assimiler le Beau, le Bon et le Vrai. Et c’est là que le débat se durcit.

Une première objection, modérée, se contentera de faire la part du feu. Elle s’échinera à distinguer Woody Allen de Roman Polanski ou glosera sur l’étendue exacte de la même qualification de « pédophilie », accolée aux noms d’un Paul Gauguin, d’un Balthus ou d’un Bastien Vivès : elle ne sortira pas du piège conduisant à mesurer la qualité – pour parler le « lagardémichard » – d’une œuvre à l’échelle d’une vie. À ce stade, une deuxième objection, plus précise, cherchera à distinguer une délégitimation – faible –, par les actes d’un créateur, d’une délégitimation – forte –, par le contenu des créations contaminées, entre Picasso et Céline en quelque sorte. Rien n’empêchera là non plus des esprits subtils de trouver au final matière à suspicion dans l’inconscient des œuvres. Une troisième objection, historienne, mettra en avant l’anachronisme de procès intentés a posteriori sur la base des valeurs du XXIe siècle   elle sauvera peut-être la mise à Gesualdo – assassin de son épouse –, guère à Wagner – antisémite déclaré –, et aucunement à Claude Lévêque.

Et si cette question radicale – puisqu’elle touche à la racine de la conception que l’on se fait de la culture, donc de l’homme – ne pouvait admettre qu’une réponse radicale ? Elle le peut, en situant le problème au cœur même du système : le jugement de valeur. Non pas qu’il ne faille pas juger en art ; le prétendre ne libérerait pas l’art ou son public mais, bien au contraire, soumettrait l’un et l’autre à une instance supérieure. Cela a un nom, dont on notera qu’il n’appartient pas à notre passé mais à notre présent : talibans. En effet, c’est une solution.

Mais il y en a au moins une autre : l’athéisme artistique. Dans cet univers-là, adossé à plusieurs milliers d’années d’expérience artistique, l’art est, comme le veut son étymologie gréco-romaine, une technique, et l’artiste un artisan qui travaille l’émotion comme un maître verrier travaille le verre. L’athée artistique peut juger Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl (1935) comme un chef-d’œuvre du cinéma, ce qui n’empêche nullement en lui, le citoyen démocrate, de juger le nazisme comme une idéologie à combattre absolument – et d’autant plus dangereuse qu’elle produit des chefs-d’œuvre. Croire qu’il y a dans ce jugement – qui n’est pas double mais unique – une contradiction, c’est ne rien comprendre à l’histoire des hommes.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°611 du 12 mai 2023, avec le titre suivant : À question radicale, réponse radicale

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