Censure

Extension du domaine de la censure

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 26 mars 2018 - 1037 mots

Les artistes ont-ils le droit d’évoquer la sexualité des mineurs ? D’offenser les croyants ? De dénoncer, quand ils sont Blancs, le racisme subi par les Noirs ? D’offenser sexuellement les femmes ? De maltraiter les animaux ? Bref, ont-ils tous les droits, quand bien même leurs œuvres n’enfreindraient aucune loi ?

De la pétition réclamant le retrait d’une toile « pédopornographique » de Balthus à la mobilisation contre la rétrospective Polanski à la Cinémathèque, nombre de controverses récentes ont révélé une fracture nette entre les tenants d’une liberté de création maximale et ceux qui leur opposent le respect de leur dignité… « On ne doit pas tout dire », plaident les uns. « On ne peut plus rien dire », protestent les autres. Au gré des polémiques, le périmètre de la liberté d’expression des artistes se négocie âprement, à telle enseigne que le ministère de la Culture a dû faire voter une loi en 2015 pour rappeler que « la création est libre ».

Si l’art du XXe siècle se fondait en grande partie sur la transgression des normes esthétiques et morales, il se pourrait qu’il soit en train de changer de registre : à l’ère d’Internet et de la démocratisation culturelle, l’extension des publics et la circulation sur les réseaux sociaux d’images autrefois réservées à une élite plaident pour une approche consensuelle, inclusive et transparente de la création.

Au nom de l’intérêt général

Un tel contexte doit-il faire craindre un retour de la censure ? Pas au sens strict du terme, si l’on en croit l’historien Laurent Martin : « Juridiquement, la censure désigne l’intervention d’une autorité administrative ou politique a priori de la diffusion d’un message, explique-t-il. Cette censure n’existe presque plus, ou à trace résiduelle. » Ce qui ne veut pas dire que l’artiste est entièrement libre : « En France, la liberté d’expression n’a jamais été pleine et sans limite, rappelle le chercheur. Elle est encadrée par des lois, notamment la loi de 1881. Depuis 30 ou 40 ans, les juristes observent un renforcement de la contrainte en la matière, avec la loi Gayssot, les lois punissant les propos discriminatoires, celles qui portent sur le droit à l’image ou le respect de la vie privée. »

Surtout, les controverses qui ont agité récemment le champ de la création suggèrent que la censure a moins disparu que changé de forme : « On ne peut pas se cacher qu’il apparaît de nouvelles formes de censure, d’autant plus pernicieuses dans les pays démocratiques que c’est une censure qui ne dit jamais son nom, note Thomas Schlesser, auteur du livre L’Art face à la censure. Aujourd’hui, personne ne se déclare censeur : des fractions de la société civile font pression pour interdire une œuvre au nom de ce qu’elles estiment être l’intérêt général. »

À une censure verticale et autoritaire succède ainsi une censure horizontale, qui émane de groupes religieux, économiques ou militants… Pour la décrire, sans doute le terme de censure est-il d’ailleurs trop étroit : de nos jours, les pressions s’exercent plus par la sanction budgétaire, le tapage médiatique, la poursuite judiciaire ou l’action directe que par l’interdiction pure et simple. « Il ne faut pas confondre censure et critique, rappelle à ce titre Laurent Martin. Certains artistes ou directeurs crient à la censure dès qu’on critique les œuvres qu’ils proposent. C’est une façon de soustraire l’art à toute forme de responsabilité sociale. » Des controverses qui émaillent l’actualité, l’interdiction ou le retrait de l’œuvre sont d’ailleurs rarement l’issue : « Bien souvent, les tribunaux sont les derniers gardiens de la liberté d’expression et de création », note-t-il.

L’artiste doit-il être irréprochable ?

Autre fait nouveau : alors qu’elles étaient jusqu’alors identifiées à la réaction, les mobilisations contre des œuvres d’art sont de plus en plus le fait de groupes classés à gauche, bref de minorités politiques auxquelles les réseaux sociaux offrent une caisse de résonance inédite. Leurs pressions se donnent pour un geste critique, nourri par les théories de la déconstruction et les politiques de l’identité. Elles viennent sanctionner le stéréotype et mettre au jour les dominations, bref, elles réclament l’interdiction au nom de l’égalité, pilier démocratique.

Or le consensus qui désigne comme justes leurs luttes complique singulièrement l’analyse de leurs effets. Le premier d’entre eux, et le plus indécelable, est l’autocensure : rares sont les artistes qui veulent se voir classer dans le camp des conservateurs. Thomas Schlesser, lui, observe une confusion croissante entre l’œuvre et son auteur : « Il y a un gros problème de critères d’appréciation de l’art aujourd’hui, note-t-il. L’un des terrains glissants qu’on est en train d’emprunter est d’estimer qu’il faut que l’artiste, en tant qu’individu, soit irréprochable pour que ses œuvres soient légitimes. Or beaucoup d’individus inacceptables ont fait des œuvres universelles : le Caravage était un criminel et Degas un misanthrope… »

Cette approche éthique de l’art défie aussi sa vocation universelle en mettant en doute la possibilité, pour qui est identifié à la domination, de représenter les dominés. Les levées de boucliers contre Exhibit B de Brett Bailey ou Open Casket de Dana Schutz posaient précisément cette question-là. Enfin, en s’étendant à toute l’histoire de l’art, le geste déconstructeur pourrait selon certains conduire à une forme de révisionnisme. Déjà, Paul Gauguin est réévalué à l’aune de sa pédophilie, Hergé de son racisme. Demain, ironise Thomas Schlesser, on pourrait aussi s’émouvoir des scènes de chasse exposées au Musée d’Orsay, au motif qu’elles manifestent une évidente délectation esthétique pour la souffrance animale.

Dès lors, comment arbitrer au mieux entre la nécessité de faire évoluer les représentations pour réaliser l’égalité, et la défense de la création ? Laurent Martin et Thomas Schlesser proposent des réponses toutes démocratiques. « On doit pouvoir combattre nos ennemis sur le plan des idées et des valeurs, plaide le premier. Je voudrais donner la possibilité de s’exprimer y compris à mes ennemis idéologiques, et non pas leur imposer le silence en leur mettant une épée de Damoclès au-dessus de la tête. » Quant au second, il parie sur l’intelligence du spectateur : « Il me semble indispensable de faire confiance au public et de lui offrir tous les outils nécessaires pour qu’il puisse se faire un avis critique sans qu’on ait besoin de ménager sa susceptibilité ou de distordre l’histoire au nom de nos catégories contemporaines. Dans une société démocratique, faisons confiance au public ! »

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°711 du 1 avril 2018, avec le titre suivant : Extension du domaine de la censure

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