Ces temps-ci les médias – et Le Journal des Arts n’est pas en reste – rendent de plus en plus souvent compte d’actes de censure, dont les victimes sont ici des œuvres plastiques, là des textes, ailleurs des spectacles. Avant de se prononcer « pour » ou « contre » de tels actes, il serait bon de reprendre la question à la base.
La religion culturelle va répétant que ses deux héros, l’artiste et l’intellectuel, sont, par définition, des combattants de la liberté d’expression, engagés dans un bon combat contre la « censure ». Cette affirmation est totalement contredite par l’histoire longue et elle renvoie à une interprétation inexacte de ladite histoire. Ce n’est pas un hasard si le terme vient de la culture romaine et a été repris par la culture chrétienne : l’étymologie est là pour nous rappeler que, jusqu’aux trois derniers siècles de l’histoire humaine, aucune société n’a envisagé une culture qui ne soit d’adhésion et de célébration.
L’idée d’une culture : 1) libre de toute contrainte ; 2) contestatrice de l’ordre établi, est donc un projet moderne, fondé sur l’émergence non de la démocratie – qui n’est pas nécessairement libérale puisqu’elle met en avant la souveraineté populaire et que celle-ci peut faire des choix autoritaires, voire totalitaires –, mais de l’individualisme. Les premières Déclarations des droits de l’homme et du citoyen sont aussi, à la fin du XVIIIe siècle, les premiers textes proclamant « la libre communication des pensées et des opinions » (article 11 de la déclaration française). Mais la réalité n’a suivi ces principes que très progressivement.
La situation actuelle, caractérisée par le désarroi de tant d’intellectuels et d’artistes confrontés aujourd’hui – pour ne citer que cette catégorie – à la dimension censoriale du mouvement « woke », permet de conclure que le problème n’a jamais été la répression de la liberté d’expression mais la liberté d’expression elle-même. Géographiquement celle-ci est l’exception, puisqu’elle ne règne déjà pas dans les pays soumis à dictature, forme de gouvernement que connaissent présentement la majorité des habitants de cette planète. Historiquement elle est en soi fragile puisque toujours soumise à de constantes restrictions, découlant de la notion d’« abus » de ladite liberté.
Les contemporains de l’ère progressiste –ce que les Français ont appelé les « Trente Glorieuses » – ont cru que la liberté d’expression absolue était à portée de main. Ils se trompaient : à chaque époque sa morale, donc les valeurs par rapport auxquelles elle censurera, et ceci toujours en toute bonne conscience. Ainsi le XXIe siècle requalifie-t-il en « pédophilie » ce qu’une avant-garde soixante-huitarde défendait et illustrait au nom de la « liberté du désir ». L’attentat de 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo signait la survie de la forme ancienne et violente de la censure, dont l’agent est une force ou un régime politique de philosophie autoritaire ou totalitaire. En 2019, l’abandon par le New York Times de ses dessins d’humour montrait quant à lui l’efficacité, dans les démocraties libérales, des stratégies d’intimidation dont l’agent est moins un État qu’une « société civile ». Les ligues de vertu des années 1940, qui réclamaient et obtenaient la censure d’un Henry Miller, demanderaient certainement aujourd’hui celle du Marquis de Sade si ses œuvres apparaissaient comme strictement contemporaines et non pas protégées par un effet de « patrimoine ».
Tout ce que les démocraties libérales peuvent encore espérer préserver est la survivance de cet état de liberté fragile, soumis à des rapports de forces culturels variables. Mais le sens général de l’Histoire ne nous est pas connu. Rien ne prouve, par exemple, pour ne citer que cette dimension, que la catastrophe pronostiquée par l’écologie politique ne conduira pas à l’établissement de régimes autoritaires – donc, automatiquement, moralisateurs. La liberté d’expression sera donc un horizon qui toujours reculera.
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Le problème, c’est la liberté
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°573 du 17 septembre 2021, avec le titre suivant : Le problème, c’est la liberté