Société

Sexe : le retour du tabou dans l’art

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 23 juin 2014 - 1601 mots

Le sexe n’a jamais été aussi présent dans nos sociétés occidentales. Et pourtant, depuis l’an 2000, on assiste à un recul de la tolérance sur le sujet. En art, ce qui était possible dans les années 1960-1970 ne le serait plus aujourd’hui, artistes et musées ayant été refroidis par les récentes affaires. Jusqu’à l’abstinence ?

Procès envers des artistes ou des commissaires, déprogrammation d’exposition, interdiction de leur accès aux mineurs, prolifération de cartels d’avertissement sur le caractère choquant des œuvres, ou encore salles réservées aux adultes sont devenus monnaie courante dans les musées occidentaux depuis le début des années 2000. Cette frilosité, nouvelle dans le monde de l’art après plusieurs années d’une grande ouverture d’esprit, touche essentiellement le champ de la sexualité et de la représentation de l’enfant, sur fond de retour massif des valeurs morales. Ce climat puritain, sensible dans tous les secteurs culturels, se manifeste dans les musées par des phénomènes croissants de censure et, surtout, d’autocensure. Des pièces qui étaient exposées sans problème dans les années 1970 et 1980 font aujourd’hui scandale et ne sont pratiquement plus montrées. Les photographies d’enfants dénudés ou dans des poses suggestives sont immédiatement interprétées comme des images à caractère pédophile, et ce quelle que soit la notoriété de leur auteur, entraînant de vives polémiques. « La pédopornographie est devenue le tabou absolu », résume Sébastien Gokalp, commissaire de la rétrospective Larry Clark au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2010, interdite aux moins de 18 ans. « Le problème, c’est la lecture que l’on fait d’une image ; il y a des images pédopornographiques qui prennent l’art comme alibi et des œuvres mettant en scène des enfants dénudés sans volonté d’exciter. » Alors que la société contemporaine est ultra-érotisée, l’enfance est devenue la nouvelle sphère sacrée. Après la succession d’affaires de pédophilie très médiatisées, il semble désormais impossible de regarder certaines œuvres avec innocence.

Des institutions échaudées
En une décennie, les difficultés pour les artistes et les musées sont amplifiées ; l’interminable procès de l’exposition « Présumés innocents » a de fait créé un précédent et incité les institutions à une prudence accrue. En 2009, la Tate Modern faisait ainsi décrocher une œuvre de Richard Prince montrant Brooke Shield nue âgée de 10 ans de l’exposition « Pop Life », après une vague de protestations et une descente de police. Il y a encore peu, ce genre de cliché n’était pas considéré comme choquant et était même extrêmement populaire tout comme les nymphettes de David Hamilton reproduites en cartes postales et posters. Mais, depuis, le statut de l’enfant a clairement changé, comme le prouve aussi la victoire juridique d’Eva Ionesco qui, en 2012, a obtenu de sa mère Irina la restitution de négatifs et le versement de dommages et intérêts pour l’avoir photographiée enfant à moitié nue et dans des attitudes provocantes. Le jugement a été prononcé quatre décennies après les faits alors qu’aujourd’hui de tels clichés tomberaient certainement sous le coup de la loi dès leur exposition, comme l’a illustré le procès de Kiki Lamers. La plasticienne néerlandaise qui avait photographié ses enfants nus dans des poses sexuellement explicites a été condamnée en 2005 à une peine de prison avec sursis et une amende importante.

Un cadre légal moins permissif
Parallèlement à la question de l’enfance, les œuvres à caractère ouvertement sexuel et transgressif ne sont plus non plus bienvenues sur les cimaises. La manifestation consacrée actuellement à Robert Mapplethorpe, au Grand Palais, en est un exemple édifiant. Ses photographies les plus trash montrant notamment des pratiques sadomasochistes sont minoritaires dans l’accrochage –  alors qu’elles forment le cœur de son travail – et sont en outre réunies dans une salle gardée par un vigile interdisant l’entrée aux mineurs.

Si l’interdiction de la totalité d’une manifestation aux mineurs demeure une mesure très rare, l’instauration de salles réservées aux adultes contenant les œuvres sulfureuses est devenue la norme. Tout comme la nécessité d’informer très largement sur la nature des œuvres susceptibles de heurter le public. Du site Internet à l’entrée de l’exposition, les institutions multiplient ainsi les
messages d’avertissement. Et gare à ceux qui oublient cette précaution. Fin 2013, le Fonds régional d’art contemporain de Lorraine a ainsi été condamné pour avoir exposé des pièces d’Éric Pougeau sans avertir suffisamment ses visiteurs sur leur contenu à même de choquer le jeune public. Ce profond changement de regard sur les œuvres licencieuses s’explique entre autres par une évolution législative. Deux articles du nouveau Code pénal, en application depuis 1994, sanctionnent ainsi la création et la diffusion d’images de mineurs à caractère pornographique, mais aussi la diffusion d’un message à caractère violent ou pornographique susceptible d’être vu par un mineur. Ce dernier article impose donc de ne pas exposer les œuvres les plus sensibles ou de limiter leur accès aux majeurs. « On tend à considérer que le public n’est pas adulte, qu’il faut le guider, et au motif de protection de l’enfance, qui est toujours un motif et un prétexte, on va infantiliser tout le monde en dénonçant certaines œuvres comme étant plus dangereuses que d’autres », explique Agnès Tricoire, avocate et déléguée à l’Observatoire de la liberté de création, qui ajoute : « On est en train de faire exactement comme pour la télévision, c’est-à-dire ne plus rien montrer de risqué, car la censure va de pair avec une acculturation. Aujourd’hui, on semble avoir pris collectivement la décision que tout ce qui est diffusé doit pouvoir être visible par les mineurs. Ce qui n’était pas le cas auparavant. »

Le règne du politiquement correct
Mais la peur du juge n’explique que partiellement cette frilosité, car la justice ne condamne qu’exceptionnellement les artistes ou les musées. La crainte du scandale s’avère souvent suffisante. Car, outre la loi, il y a surtout l’air du temps. Le regard de la société sur ce qui est montrable ou non a clairement évolué. Si de 1960 jusqu’à la fin des années 1980 l’ambiance était à la libération des mœurs, les deux dernières décennies sont en revanche placées sous le signe du retour à l’ordre. « Il y a des périodes d’euphorie et des périodes de recul, et nous sommes clairement dans une période de recul », estime Agnès Tricoire. « Et comme dans tout contexte de crise, on a tendance à chercher des boucs émissaires, à se réfugier dans de prétendues valeurs. » Ce climat se ressent également dans l’évolution de l’art contemporain. Difficile d’envisager de nos jours de présenter à un large public les cérémonies orgiaques des actionnistes viennois, les ébats collectifs orchestrés par Carolee Schneemann ou encore les performances de Vito Acconci se masturbant dans une galerie. La performance s’est nettement assagie et les quelques artistes qui dérogent à la règle tombent parfois sous le coup de la loi.

À l’instar du Sud-Africain Steven Cohen, arrêté en 2013 et reconnu coupable d’exhibitionnisme pour avoir déambulé sur le Trocadéro travesti et un coq attaché au bout de son sexe.
Alors que notre époque est surchargée de sollicitations sexuelles, le regard sur la place de l’érotisme s’est étonnamment durci. « Nous sommes dans une situation paradoxale, car on voit réapparaître partout des formes d’hostilité à la représentation amoureuse du désir et de la liberté de penser », avance Pierre-Marc de Biasi, chercheur au CNRS spécialiste de l’histoire de l’érotisme. « On est à la fois dans un moment de remontée des répressions, notamment religieuses, et de consumérisme sans précédent du sexe. Le politiquement correct qui habite l’imaginaire et les interdits fait partie de l’âge démocratique au sens le plus négatif du terme. » Dans une époque qui chérit le consensus, l’artiste se trouve fatalement en porte-à-faux avec la société, puisque son rôle est « d’interroger les limites, le sens ; l’art n’invente des formes nouvelles qu’en travaillant contre le stéréotype ». On pourrait objecter à ce constat qu’être subversif a toujours été le lot de l’art. Certes, mais il n’avait jamais joui d’une visibilité aussi importante qu’actuellement.

Des musées plus ouverts mais aussi plus craintifs
À cette montée du politiquement correct s’ajoute en effet un autre facteur déterminant dans la marge de manœuvre dont disposent les institutions : le changement même du statut des musées et leur vocation de lieu de démocratisation culturelle. Il y a encore une décennie, musées et expositions s’adressaient essentiellement à quelques happy few. Dorénavant, alors qu’ils entendent accueillir des foules toujours plus nourries et proposer des manifestations de plus en plus grand public, montrer des œuvres controversées présente un risque, celui de se couper d’une partie du public visé. « Jusqu’au début des années 2000 peu de personnes s’intéressaient à l’art contemporain, on pouvait montrer à peu près tout ce que l’on voulait, observe Sébastien Gokalp. Les musées ont aujourd’hui un rôle plus institutionnel avec une vocation éducative ; de fait, il y a peut-être une dimension d’exemplarité plus importante. » L’élargissement du public du musée est par ailleurs concomitant avec la place nouvelle des institutions sur Internet, ce qui décuple encore le retentissement des images potentiellement subversives. Et les polémiques qui, hier, étaient cantonnées à un microcosme sont maintenant capables de prendre une ampleur planétaire. Enfin, visibilité, ouverture et démocratisation vont aussi de pair avec la transformation des institutions en véritables industries culturelles. Dans un contexte de diminution des subsides publics, les musées prennent ainsi soin de ne pas froisser leurs mécènes, soutiens financiers désormais indispensables, et pratiquent en amont l’autocensure et privilégient les contenus mainstream. « Il est possible que nous allions vers une société de plus en plus répressive, constate Pierre-Marc de Biasi, mais ce sera aussi l’avènement d’une société de culture de masse et abrutissante. »

L’Origine du monde de Courbet est présentée cet été à Ornans dans l’exposition « Cet obscur objet du désir. Autour de L’Origine du monde », Musée Courbet, place Robert Fernier, Ornans (25),www.musee-courbet.fr

Sur l’exposition, lire également le cahier des expositions en Nord-Est.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°670 du 1 juillet 2014, avec le titre suivant : Sexe : le retour du tabou dans l’art

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