Il y a une confusion très moderne qui veut que les personnages de fiction doivent se comporter comme des citoyens normaux.
L’Œil Au cours des dernières années avez-vous défendu beaucoup de musées poursuivis pour des questions morales ?
Emmanuel Pierrat Oui, j’ai notamment été l’avocat de Stéphanie Moisdon et Marie-Laure Bernadac, les commissaires de l’exposition « Présumés innocents » [en 2000]. Ce procès a fait date, car pour la première fois un musée [le CAPC de Bordeaux] et des commissaires étaient poursuivis. Ces spécialistes du monde de l’art se sont trouvés impliqués dans un procès que l’on aurait cru d’un autre temps, qui finalement s’est avéré très moderne et qui a impulsé de nombreux phénomènes d’autocensure. Ce procès est emblématique, il a notamment révélé une certaine forme d’incompréhension de l’art contemporain.
Avant cette affaire, aviez-vous senti le climat changer ?
Oui, c’était dans l’air du temps. Les années précédentes, il y avait eu une vague de procès touchant le cinéma, mais aussi la publicité et la littérature. On sentait clairement la montée d’un climat catholique intégriste envers la culture. À ce climat s’ajoute un deuxième phénomène qui est le changement du Code pénal en 1994. Celui-ci change l’outrage aux bonnes mœurs en représentation à caractère pornographique susceptible d’être vue par un mineur. De plus le nouveau Code ouvre la porte juridiquement aux associations alors qu’auparavant il était beaucoup plus compliqué pour elles de porter plainte. Tous les éléments étaient donc réunis pour que l’art contemporain soit dans le viseur des associations, d’autant que les musées commençaient à devenir des lieux plus ouverts.
N’y a-t-il pas un paradoxe alors que la société est remplie d’objets de sollicitation sexuelle ?
Il y a plusieurs sexualités : globalement, l’art qui est montré au plus large public parle d’une sexualité qui est considérée comme non problématique. Jusqu’aux années 1990, le critère est la débauche : l’homosexualité, l’adultère, l’onanisme et l’amour à plusieurs sont considérés comme contraires aux bonnes mœurs. Avec le nouveau Code, ce qui devient répréhensible, c’est la sexualité sans consentement notamment autour de la question de l’enfant. La pédophilie était déjà réprimée par la loi, mais pas sa représentation artistique et littéraire. Les œuvres qui montrent des enfants nus ou dans une position érotique posent désormais problème. Cette réflexion intervient après la succession de faits divers atroces de pédophilie. Ces affaires ont engendré les lois sur le consentement qui ont ensuite été appliquées à l’art. Alors que l’art est fictif. Il y a une confusion très moderne qui veut que les personnages de fiction doivent se comporter comme des citoyens normaux. Et même plus, ils doivent avoir une attitude ultralégale. Par exemple, on a le droit d’avoir une sexualité à partir de 15 ans mais, dans l’art, pas avant 18 ans. La fiction se doit d’être plus légaliste que ne l’est la réalité.
Percevez-vous une frilosité accrue de la part des musées ?
Bien sûr, notamment dans l’autocensure que pratiquent les artistes et les conservateurs. Ils savent instinctivement ce qui passe ou non, si une œuvre pourra être montrée, vendue, tournée dans une exposition itinérante ou figurer dans le catalogue. Les grandes institutions ne doivent pas plier, car elles envoient un signal rétrograde et il est encore plus difficile pour les conservateurs de petits musées de résister, notamment face aux élus locaux. Il y a également la question de la diffusion ; Internet a changé la donne. Tout est visible par tout un chacun et il y a un jugement sur l’art de la part de personnes qui ne vont jamais au musée. Les musées viennent fréquemment me consulter pour savoir s’ils peuvent montrer certaines œuvres. Par ailleurs, il y a une judiciarisation de l’art et de la société qui rend tout le monde beaucoup plus craintif.
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On a le droit d’avoir une sexualité à partir de 15 ans mais, dans l’art, pas avant 18 ans
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Abonnez-vous dès 1 €Auteur de plusieurs ouvrages, Emmanuel Pierrat est avocat spécialisé dans le droit de la propriété intellectuelle et artistique.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°670 du 1 juillet 2014, avec le titre suivant : On a le droit d’avoir une sexualité à partir de 15 ans mais, dans l’art, pas avant 18 ans