Le « Journal des Arts » se penche sur ses propres pratiques journalistiques, et révèle à ses lecteurs les sujets qu’il hésite, voire qu’il s’interdit de publier.
Ce ne sont pas stricto sensu des « tabous », le lecteur nous excusera cette formule choc. Mais ces sujets ou pratiques sont tellement sensibles que les journalistes évitent de les aborder. Leur sélection a été longuement débattue par la rédaction, tous les participants ne partageaient pas toujours le point de vue dominant.
Ces tabous sont de différentes natures. Il y a d’abord ce que l’on appelle le politiquement correct qui cadenasse l’expression lorsque l’on veut traiter les grands sujets explosifs de l’histoire ou critiquer les communautés. La presse artistique est également confrontée aux mêmes problèmatiques que la presse d’information générale : malmener un annonceur, publier des révélations sur le monde économique, rendre public les réseaux. Plus surprenant, la presse artistique marche sur des œufs lorsqu’il s’agit de critiquer l’art contemporain en général ou d’évoquer la biographie ou la psychologie des artistes. Enfin, nous ne pouvions passer sous silence les conditions même de notre métier s’agissant des voyages de presse.
La « grande » actualité pèse aussi sur la « petite » actualité artistique. Le conflit israélo-palestinien en est l’exemple le plus manifeste, même s’il est moins brûlant aujourd’hui qu’au siècle précédent, en raison notamment des clivages qui divisent le monde musulman et même les Palestiniens. Son enjeu dépasse largement le Moyen Orient. Les communautés juives et arabes en France et leurs groupes de pression plus ou moins organisés sont très actifs, dès lors que l’une des deux communautés considère qu’un journal, même un journal d’art, fait preuve à ses yeux de parti pris dans le conflit. Les artistes avancent donc avec précaution sur ce terrain miné et les journalistes en font tout autant.
La reconnaissance et la protection des communautés ethniques, religieuses et sexuelles comptent parmi les acquis de nos sociétés occidentales. Mais cette légitime considération s’accompagne d’une prise de parole de plus en plus véhémente d’un des membres de ces communautés dès lors qu’il se sent à tort ou à raison critiqué. Le climat social et politique explosif fait ainsi toujours davantage le lit du politiquement correct, a fortiori, à l’heure où Internet et les réseaux sociaux peuvent donner une ampleur démesurée à de micro-événements ou orchestrer de toutes pièces de virulentes controverses. Ce contexte conduit les journalistes, mais aussi les programmateurs d’institutions culturelles, à s’autocensurer et à éviter les sujets concernant les communautés – qui ont tendance à se constituer sur des dénominateurs communs de plus en plus petits –, réservant leurs flèches pour les cibles plus faciles.
La nécessaire protection des mineurs est un impératif des sociétés modernes au même titre que le respect des communautés. En quelques années les mœurs ont – heureusement – changé et l’on n’accepte plus d’exposer des photos ou tableaux contemporains d’enfants ou d’adolescents nus. Depuis la plainte déposée par des parents contre l’exposition « Présumés innocents » à Bordeaux en 2000, les organisateurs d’exposition prennent moult précautions. Il n’est pas sûr qu’aujourd’hui, le commissaire d’exposition Éric Troncy puisse présenter, comme il le fit à la Biennale de Lyon en 2007, des photos de David Hamilton. Faut-il pour autant ranger Balthus dans les réserves ou Mademoiselle O’Murphy peinte par François Boucher, qui n’avait sans doute pas plus de 15 ans ? L’histoire fera le tri entre les photos de Jock Sturges ou celles d’Irina Ionesco, mais il est aujourd’hui devenu difficile de publier ces œuvres.
On peut trouver l’art du Grand Siècle pompeux, celui du siècle des Lumières kitsch ou mièvre, ou encore le XIXe salonnard académique. Personne ne trouve à redire. Mais désapprouver l’art contemporain, critiquer, voire remettre en cause certains concepts liés à la modernité, comme le sacro-saint ready-made, expose son auteur à de terribles oukases et une relégation dans le camp des réactionnaires. L’une des racines historiques de cette frilosité remonte au scandale des impressionnistes, que l’État n’aurait pas reconnus à leur juste valeur. Depuis l’affaire semble entendue ; l’avant-garde serait par essence du côté des progressistes, tandis que ses contempteurs incarneraient la réaction.
Le collectionneur d’art contemporain est la figure montante de l’époque. Il est le nouveau héros des gazettes. Tout ce beau monde est photographié dans les vernissages des foires : leurs derniers achats sont passés à la loupe, leur fondation attire les foules et ils sont auréolés de leur mission de mécène. Incontournables, c’est sur eux que repose toute la filière : artistes, galeristes, foires... La presse, elle, est prise dans un étau et se sait instrumentalisée par ceux qui augmentent leur capital d’image et la valeur de leur collection à chaque mention dans un article, mais elle ne peut s’en passer.
Depuis Marcel Proust et son Contre Sainte-Beuve, le débat agite toujours les rédactions : peut-on analyser l’œuvre d’un artiste à travers sa psychologie et sa biographie ou ne faut-il considérer que la forme de l’œuvre, indépendamment de la personnalité de son créateur ? Dans les faits, cette interrogation se mélange souvent avec une autre considération, qui n’a rien à voir avec la philosophie de l’art : le rapport du critique à la vie privée de l’artiste. Tel événement biographique sera naturellement rapporté par un critique d’art pour expliquer une œuvre (Gérard Garouste et son histoire familiale), alors que tel autre (l’homosexualité revendiquée de David Hockney) le mettra plutôt dans l’embarras.
Comme tous les milieux, le monde de la culture est maillé de réseaux corporatistes, communautaires ou familiaux. Il faudrait être bien naïf pour penser qu’une nomination, une exposition, une récompense échappent toujours à ces affinités électives. La transparence et le choix reposant sur le seul mérite ont certes fait de grands progrès dans nos sociétés modernes, mais pour autant le favoritisme n’a pas disparu. Cruel dilemme pour le journaliste, qui lui-même appartient parfois à l’un de ces réseaux : peut-il révéler les liens souterrains qui unissent des acteurs dans une entreprise commune au risque d’apparaître comme un délateur jaloux ?
Toute personne morale ou physique s’estimant diffamée peut poursuivre un journal devant la justice. Le JdA lui-même a ainsi été plusieurs fois poursuivi. Mais à moins d’une mauvaise foi caractérisée et d’une intention de nuire, les juges sont plutôt protecteurs de la liberté de presse et condamnent rarement les journaux. En revanche, le montant des indemnités allouées aux éditeurs poursuivis est souvent très inférieur aux coûts d’avocats (environ 20 000 € avec une procédure en appel). Or seuls les marchands et entreprises ont les moyens financiers de poursuivre les journaux, même s’ils sont in fine déboutés. De sorte que les critiques des journaux ont tendent à cibler plus souvent qu’à leur tour le personnel politique ou les institutions publiques (peu procéduriers) que les entreprises.
Les relations entre l’éditorial et la publicité prennent un tour particulier dans la presse spécialisée – dont la presse artistique –, où les annonceurs sont très souvent les mêmes que ceux dont les journalistes rendent compte. Cette proximité suscite, on s’en doute, des rapports ambivalents. Mais on ne peut pas s’interdire de publier un article sur un musée au motif qu’il achète un espace publicitaire. En revanche le contenu doit tendre à l’objectivité. C’est ce que nous essayons de faire au JdA : les critiques positives ou négatives doivent être argumentées et reposer sur des faits et pas des opinions. Nous refusons par ailleurs de publier des hors-séries sur les expositions, qui lient la plume des auteurs. In fine, chacun y trouve son compte, le lecteur, car il lit une information non complaisante et l’annonceur, car ses annonces ont plus de valeur dans un journal apprécié des lecteurs.
La plupart des déplacements en province ou à l’étranger (transport et le cas échéant logement) sont aujourd’hui pris en charge par les musées et organisateurs d’exposition ou de salons, conscients que s’ils ne le font pas, peu de journalistes viendront compte tenu de la situation économique des éditeurs. Comment alors garder une distance critique vis-à-vis de l’événement ? Celle-ci devient l’expression d’un rapport de puissance ou d’intérêt entre le journal et l’organisateur ou l’agence de presse de l’organisateur. Le JdA indique « envoyé spécial » lorsque le déplacement est payé par le journal et « envoyé à » lorsqu’il est pris en charge par l’organisateur.
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TOP 10 des tabous dans la presse artistique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°500 du 27 avril 2018, avec le titre suivant : TOP 10 des tabous dans la presse artistique