Société

Ce qui est né mourra, mais…

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 30 octobre 2022 - 646 mots

La déploration sur la mort est aussi vieille que la vie. La prophétie de la mort des arts est aussi vieille que la religion artistique, qui, elle-même, a déjà une bonne demi-douzaine de siècles d’existence.

Une télévision à côté d'une bibliothèque. © StartupStockPhotos, Pixabay License
Une télévision à côté d'une bibliothèque.

La récurrence de cette prophétie a pu susciter un certain scepticisme. L’an dernier, Antoine de Baecque, historien du cinéma mais aussi de la cinéphilie, était bien placé pour lancer un optimiste Le cinéma est mort, vive le cinéma ! [éd. Gallimard].

C’est en ayant à l’esprit ces objections que l’on reprend ici à nouveaux frais le débat présent sur la crise de fréquentation des salles de cinéma françaises, flanqué d’une interrogation plus discrète sur les incertitudes pesant sur les salles de spectacle vivant. Le tout se greffant sur la préoccupation plus ancienne portant, elle, sur l’avenir du livre et de la presse « écrite », formulation inexacte puisqu’il s’agit d’une presse imprimée, voire de ce que l’on pourrait appeler une « presse papier ». Ajoutons-y, pour faire bon poids, l’anxiété perceptible dans certains milieux photographiques – celui du photoreportage principalement – devant la dilution du métier au sein d’une société dont chaque membre peut s’ériger en créateur d’image, susceptible d’être reconnu comme tel, à égalité de reconnaissance avec le professionnel.

Distinguons tout de suite les vrais problèmes des faux. Cette distinction nous permettra de comprendre pourquoi, en effet, il n’y a pas de crise du spectacle en soi ou de l’image en soi – ni, au reste, de la musique en soi : c’est qu’il ne peut pas y en avoir. Au cours de l’histoire, certaines sociétés se sont passées de théâtre institué, d’image représentative (iconoclasme) ou de musique instrumentale : les rites religieux y réussissaient à satisfaire tout ou partie de ce qu’il faudrait alors identifier comme un « besoin » de représentation (iconique, sonore, dramatique). Par la suite la modernité, d’origine occidentale, a sécularisé, individualisé et professionnalisé ce qui, du coup, s’est constitué, puis institué, en autant d’arts. On ne voit donc pas pourquoi les sociétés d’aujourd’hui et celles de demain – on ne s’engagera pas sur l’après-demain – se priveraient d’image, de son et de jeu.

En revanche reste posée la question du support. Ce qui est en crise sous nos yeux, ce n’est pas l’audiovisuel, c’est le cinématographe des frères Lumière et ce qui en est le support : pas la pellicule, évidemment, déjà disparue, mais la salle et, par voie de conséquence, les objets produits pour elle (les films, et non les séries). Ce qui est en crise dans la presse et l’édition, ce n’est pas l’écriture – plus triomphante que jamais, sur écran – mais le papier. Le monde musical, lui, a déjà réglé la question : le sauvetage économique de la production sonore s’est fait essentiellement par la remise en pleine exposition de la performance « vivante » – en franglais « live ».

Le blues du photoreportage est d’une autre nature mais de même origine, qu’il faut aller chercher dans l’évolution en profondeur des sociétés. À la surface cette évolution est d’ordre technique, ce que Régis Debray, inventant la médiologie, avait pointé comme passage de la « logosphère » à la « graphosphère » puis à la « vidéosphère », mais en profondeur le moteur – à la fois effet et cause – est l’individualisme. La presse imprimée, la radio, la télévision déclinent alors que fleurissent les réseaux sociaux, les radiocapsules (traduisons ainsi les podcasts) ou les vidéos. Elles reculent comme administrations centrales de programmes, face à une société dont chaque membre se veut programmateur. La transformation progressive des bibliothèques en médiathèques, voire en cybercafés, va dans le même sens. Mais, par là même, ce triomphe de l’individu garantit la survie des arts : en tant que marché. C’est ainsi que, par exemple, la photographie meurt en tant que média mais demeure comme expression d’une irréductible individualité créatrice.

Ce qui est né mourra, mais il n’est pas exclu que le meilleur moyen pour l’individu de se survivre soit l’art.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°597 du 21 octobre 2022, avec le titre suivant : Ce qui est né mourra, mais…

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque