Daguerréotype, ferrotype, cyanotype, collodion humide, calotype… L’époque est à la réappropriation des techniques du XIXe siècle. Une tendance aux raisons et aux enjeux liés au profond bouleversement des usages photographiques.
À la fin des années 1990, Laurent Millet fait partie, en France, des jeunes photographes peu nombreux à s’intéresser aux procédés anciens de prise de vue ou de tirage. Il se sent alors un peu seul. « J’ai l’impression qu’à part Patrick Bailly-Maître-Grand et Nancy Wilson-Pajic, peu de photographes sont référencés et exposés », raconte-t-il rétrospectivement. À part quelques personnes, comme la galeriste Michèle Chomette, et quelques lieux, à l’instar de l’artothèque de Grenoble, rares sont de fait les institutions qui prêtent attention à ces images mystérieuses et mélancoliques de machines éphémères et légères que Laurent Millet construit sur le littoral avec des fils de fer, des cailloux ou des bois flottés, avant de les photographier à la chambre via la technique du calotype, procédé inventé par William Henry Fox Talbot en… 1841.
Depuis, la donne a bien changé. Photographes et artistes puisant dans le répertoire des techniques élaborées au XIXe sont désormais légion, surtout dans les nouvelles générations. Photogramme, daguerréotype, ferrotype, cyanotype, collodion humide, calotype ou gomme bichromatée ont le vent en poupe dans les usages, tous genres confondus, du portrait au paysage, en passant par le documentaire, et sur tout support, du papier à la pierre ou à l’objet.
Dans la programmation des festivals photo parisiens de cet automne, l’exposition des travaux des étudiants des Beaux-Arts de Paris dans le cadre de PhotoSaintGermain ou de ceux de Nancy Wilson-Pajic et de Flore, exposés dans le cadre de Photo Days, montre un panel de ces explorations. Et Paris Photo ne déroge pas davantage à la tendance. L’édition 2022 retient quelques propositions dans ce sens, celles de Mustapha Azeroual, Anaïs Boudot, Laurent Lafolie ou encore Laurent Millet à la Galerie Binome, mais aussi celles de l’artiste iranienne Morvarid K chez Bigaignon et du Japonais Daisuke Yokota chez Case Gallery. À quelques pas de là, rive droite, le salon a ppr oc he s’est, dès sa création en 2017, positionné avec succès sur ces expérimentations. Au programme de la sixième édition, l’actualisation du photogramme (image obtenue sans appareil photo) est particulièrement bien représentée. Les interactions d’objets ou de papiers découpés et disposés sur du papier sensible à la lumière aboutissent ainsi chez l’Américaine Liz Nielsen à des paysages éthérés et à des constructions purement abstraites aux couleurs vives, à des œuvres pliées et sculpturales chez la Mexicaine Fabiola Menchelli ou encore à un inventaire critique de nos rapports à la technologie chez le Français Baptiste Rabichon. Cette tendance a été crescendo ces dernières années, en particulier en France, soutenue par l’intérêt grandissant que les institutions et le marché lui portent. « S’agit-il d’une mode ou d’une rébellion ? D’une avant-garde ou d’un maniérisme ? », s’interroge Michel Poivert, professeur d’histoire de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, dans un des chapitres de son dernier ouvrage Contre-culture dans la photographie contemporaine (éditions Textuel) et dans une partie de l’exposition « Métamorphose. La photographie en France 1968-1989 », actuellement programmée à Montpellier. Nullement, selon lui. « Les techniques ne sont plus ici des moyens de production et de diffusion d’une image, mais une attitude culturelle. La réactivation des technologies du passé est une façon de redonner vie à la photographie dans un nouveau régime où l’image se trouve à égalité avec le médium. Ce dernier n’est plus seulement un véhicule physique de la représentation, mais aussi son corps », souligne-t-il.
Cette réactivation de ces procédés photographiques, établis entre 1839 (pour le daguerréotype) et la Première Guerre mondiale, n’est toutefois pas nouvelle. Car, avant d’être un art, la photographie est une technique aux moyens de production, d’impression et de diffusion en permanente évolution, et l’histoire de la photographie, une histoire intrinsèquement liée aux découvertes, aux développements en la matière et à leur réappropriation, reformulation et extension dans de nouveaux domaines. L’histoire de la photographie au XXe siècle comprend différentes résurgences plus ou moins profondes selon les périodes, dont le mouvement actuel ne peut s’extraire. L’entre-deux-guerres a ainsi été une époque d’expérimentation particulièrement foisonnante, portée par des mouvements d’avant-garde, que ce soit en Allemagne avec László Moholy-Nagy, en France avec Man Ray, Maurice Tabard et Erwin Blumenfeld, et dans d’autres pays du monde. Déjà, il s’agissait de rompre avec la fonction première de la photographie : reproduire le réel. Pour ces avant-gardes, la photographie se définit par son matériau, ses principes optiques ou chimiques, davantage que par la captation de l’instant, le point de vue ou le cadrage. Mouvements artistiques, revues d’avant-garde ou de mode, expositions et campagnes publicitaires les encouragent alors aussi bien en tant que diffuseurs que commanditaires. Au cours des années 1950-1970, d’autres photographes et artistes s’empareront de ces techniques dans un contexte artistique et de diffusion différent. Les photogrammes de William Klein, par leurs motifs abstraits et effets d’optique du mouvement, font écho à l’art abstrait et à l’art cinétique, mais également aux mutations musicales de l’époque incarnées par le sérialisme et la musique concrète. Les cyanotypes de Robert Rauschenberg réalisés avec Susan Weil, alors son épouse, impriment de leur côté des silhouettes humaines à taille réelle, des feuillages, textiles ou objets ménagers dans le nuancier de bleus si propre à ce procédé inventé en 1842 par John Herschel. Photographie et performance s’allient pour interroger les représentations du corps et du temps, tout en rappelant l’empreinte des silhouettes brûlées sur les murs d’Hiroshima par l’explosion atomique. Dans les années 1970-1990, les expérimentations de John Divola, Pierre Cordier, John Hilliard, Barbara Karsten et James Welling marquent un autre mouvement de fond qui aboutira à une abstraction nouvelle en photographie. De la même manière que la peinture a été libérée de la représentation par la photographie, la photographie se libère de la représentation pour se concentrer sur elle-même, sur ses composants (en particulier la lumière), ses matériaux, ses procédés et leurs propriétés. « Chacun des grands moments de réflexion sur la nature intrinsèque du médium correspond à une période de profond bouleversement des usages photographiques, tant en termes de production que de réception », rappelle Clément Chéroux dans le catalogue de l’exposition « Qu’est-ce que la photographie ? », programmée en 2015 au Centre Pompidou. « La réémergence du discours ontologique en photographie, à l’orée du nouveau millénaire, est parfaitement contemporaine de l’entrée dans l’ère digitale. La mutation des pratiques, tant en termes de production que d’usage des images, a favorisé le retour du questionnement. »
L’arrivée du numérique, le déferlement d’images et les nouvelles technologies ont généré, ces dernières années, un besoin de revenir aux fondamentaux et de manipuler de nouveau le médium photographique, mais aussi de le faire exister autrement en se confrontant à la lenteur de l’exécution et aux gestes pour trouver une réponse à des questionnements de représentation et de recherche de matérialité autres. Non sans que se pose la question de la pertinence de l’emploi de ces procédés anciens souvent trop utilisés pour leur esthétique séduisante, le marché trouvant dans ces démarches l’opportunité de produire des pièces uniques. « On n’est pas loin de la saturation de ce phénomène pour arriver dans le banal », notent certains acteurs de ce marché. Deux mouvements de fond se dégagent toutefois entre une approche analytique du médium engageant une exploration du processus d’une technique et une recherche esthétique pour exprimer une problématique ou imprimer un récit lié au paysage, au portrait, à la nature morte. Rendre visibles la lumière et ses couleurs que l’on ne perçoit pas via des procédés anciens, réactivés avec des techniques inédites mises au point avec ou sans la collaboration de scientifiques, est ainsi au cœur du travail de Mustapha Azeroual. « J’ai besoin de comprendre comment les choses fonctionnent et de les déconstruire de manière expérimentale et sensible, pour me les approprier et rechercher la matière qui pourrait devenir création », explique l’artiste ingénieur mécanique de formation. « Faire de la manière que l’on perçoit le début de l’histoire, et non l’inverse, m’intéresse », explique l’artiste, en référence à la série Radiance où se développe un inventaire de lumières au moment du lever ou au coucher du soleil, distinct dans ses couleurs selon le pays où il a été mené, mais aussi dans les perceptions que l’on peut en avoir selon son positionnement face à l’image. « Mustapha Azeroual, tout comme Eileen Quinlan ou Walead Beshty, s’intéresse à la mécanique de la fabrication et de la représentation des images qu’ils cherchent à rendre visible », rappelle Véronique Souben dans La Photographie à l’épreuve de l’abstraction, livre de l’exposition éponyme organisée, entre autres, au Frac Normandie en 2020-2021. Les photographies de ces trois artistes nés dans les années 1970, au-delà de leur esthétique abstraite, s’inscrivent à cet égard dans une tradition purement objective du médium qui, de Moholy-Nagy à la photo générative des années 1960-1970, tend à privilégier le processus, la technique à l’image. »
L’intérêt porté aux procédés anciens par Laurent Millet se positionne davantage sur le registre de « la forte insatisfaction éprouvée et l’ennui ressenti par rapport au langage objectif photographique ». « J’ai toujours eu des attentes en termes d’images, et ces attentes se cristallisent sur des enthousiasmes que j’ai eus pour la photographie ancienne ou pour des artistes encore plus précurseurs que ceux de ma génération comme Patrick Bailly-Maître-Grand, Nancy Wilson-Pajic ou Joel-Peter Witkin, dit-il. Car, ce qui m’intéresse, c’est de précipiter des objets dans un nœud temporel. Ce que me permet la technique tout en tirant ces procédés anciens vers de nouveaux contenus. » À peu près Euclide, dernière série du photographe, réalisée en 2021 à la gomme bichromatée, l’illustre par son questionnement du sujet – un traité de géométrie euclidienne du XIXe siècle – via l’emploi d’une chambre couleur du début XXe et de matériaux actuels que ce procédé n’aurait pu s’approprier à l’époque où il a été conçu. À cet égard, les recherches menées par Thomas Ruff sur les différents dispositifs ou modalités photographiques anciens abolissent les antagonismes entre l’analogique et le numérique, comme le démontrait la formidable rétrospective que lui a consacrée le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole au premier semestre 2022. « Il les utilise et les combine dans une démarche conceptuelle et analytique pour interroger et renouveler en permanence les procédés anciens et les contenus, que ce soit au niveau du portrait, de la nature morte, du paysage ou de l’abstraction », relevait le commissaire Alexandre Quoi, dont l’approche inédite de l’œuvre modifie profondément la lecture du travail de Thomas Ruff. Une première pour ce type d’artiste.
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En photo, faire du neuf avec de l’ancien
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : En photo, faire du neuf avec de l’ancien