L’œuvre de Roberto Burle Marx, grand paysagiste brésilien de la « modernité », dont l’œuvre a dialogué avec celle de l’architecte Oscar Niemeyer, est le sujet d’une passionnante rétrospective à la Cité de l’architecture et du patrimoine.
Copacabana, son sable blond, ses strings graciles et… sa promenade. Depuis 40 ans, c’est l’une des inévitables cartes postales de Rio de Janeiro. Qui a foulé les trottoirs de la plus fameuse plage du Brésil ne peut décemment pas oublier les motifs suaves et ondulants de ses pavements noir et blanc. À l’instar des œuvres d’Op-Art chères à Vasarely, ces vagues bicolores qui s’étirent d’une extrémité à l’autre de l’Avenida Atlântica ne cessent de fasciner. L’effet cinétique qu’elles génèrent surtout. On les croirait en mouvement.
Pour les apprécier davantage encore, mieux vaut grimper sur les balcons hauts des immeubles qui bordent la mythique artère. Ce n’est qu’à cette « altitude » que l’observateur peut réellement prendre conscience de l’œuvre et l’apprécier pleinement, dans son ampleur. Car, outre ces ondulations qui ourlent la plage comme en écho avec les lames de l’océan, le terre-plein central de la grande avenue ainsi que les trottoirs au pied des immeubles ont été imaginés tel un seul et même tableau. Seuls quelques bouquets de palmiers et autres arbres résistants à la brise marine ponctuent cette mosaïque minérale, dont aucune section n’est identique. Résultat : une peinture abstraite géante qui s’étire sur quelque quatre kilomètres de long et joue la transition parfaite entre la mer et la cité. Comme si son auteur avait troqué le chevalet pour un morceau de territoire. Du grand art.
La chlorophylle pour palette
L’« artiste » en question n’est autre que Roberto Burle Marx (São Paulo, 1909-Rio de Janeiro, 1994), père incontournable du paysagisme tropical. Paysagiste Burle Marx ? À n’en point douter, mais pas seulement. Talentueux manipulateur de formes, il était aussi un touche-à-tout de génie : « Tous les moyens d’expression sont importants pour moi : le jardin, la tapisserie, les bijoux, le dessin, la peinture, la cueillette des plantes, je les utilise comme le poète cherche à juxtaposer les mots. » On ne saurait mieux dire.
Mais l’homme était sans doute avant tout un peintre qui puisait ses nuances sur une palette pour le moins originale : celle des plantes tropicales et subtropicales. « L’architecture du paysage était simplement la méthode que j’ai trouvée pour organiser et composer mes dessins et mes peintures, en utilisant des matériaux moins conventionnels », écrira-t-il.
Cultiver ses racines brésiliennes
Que Burle Marx ait opté pour ce registre tient toutefois beaucoup au hasard. Ou, plus exactement, à un problème de vue. En effet, il n’a pas 20 ans lorsque, en 1928, sa famille quitte le Brésil pour rejoindre l’Allemagne – pays d’origine de son père, Wilhelm Marx – et Berlin, afin qu’il y suive un traitement ophtalmologique. Pendant son séjour qui durera deux ans, Burle Marx étudie la peinture, sillonne les expositions et se frotte aux avant-gardes européennes, impressionné par Ernst Ludwig Kirchner, Picasso, Arp et Van Gogh. Pour dessiner, il se rend à maintes reprises dans les serres du jardin botanique de Dahlem et, petit à petit, y développe un intérêt croissant pour l’espèce végétale. Il s’entiche en particulier de plantes flamboyantes avant de s’apercevoir que la plupart proviennent de… son propre pays, le Brésil.
Burle Marx prend alors conscience de l’extraordinaire qualité de la végétation native brésilienne, celle-là même que ses compatriotes ignorent telle la mauvaise herbe, préférant, pour leurs jardins, importer pins et glaïeuls. Pour Burle Marx, les dimensions, formes et nuances des espèces brésiliennes recèlent en elles un potentiel inexploité qu’il va s’empresser de « cultiver », au sens propre comme au figuré.
De retour à Rio, en 1930, il commence à rassembler des plantes dans et autour de sa maison. Un voisin qui deviendra illustre, Lucio Costa, l’urbaniste de Brasilia, l’encourage à s’inscrire à l’École des beaux-arts où il est professeur, section « arts visuels ». Burle Marx y côtoiera ceux qui deviendront les futurs leaders du Modernisme brésilien comme Hélio Uchôa et Milton Roberto, sans oublier le plus célèbre d’entre eux, Oscar Niemeyer, avec lequel il collaborera par la suite à plusieurs reprises. C’est Lucio Costa, encore lui, qui, en 1932, propose à Burle Marx d’imaginer la terrasse-jardin de la maison Schwartz, sa première commande privée.
Deux ans plus tard, Burle Marx réalise son premier projet public : nommé directeur des parcs et jardins de la ville de Recife, il dessine la place de Casa Forte. À cette époque où les jardins brésiliens tentent encore de calquer les modèles européens, plutôt académiques, Burle Marx, lui, supprime les espèces exogènes et introduit de manière quasi « subversive » cactus, nénuphars, palmiers et autres cocotiers, exploitant à l’envi leurs formes insolites et leur registre expressif : « Un jardin est le résultat d’un arrangement de matériaux naturels selon des lois esthétiques, entremêlées au regard que porte l’artiste sur la vie », dit-il.
Le jardin comme une œuvre
En 1938, le paysagiste est invité par Lucio Costa et Oscar Niemeyer à dessiner les jardins du ministère de l’Éducation et de la Santé, à Rio de Janeiro. La configuration est inédite : Burle Marx mélange divers courants artistiques – abstraction, constructivisme… – et installe un langage résolument organique, forcément évolutif. Le trait est sinueux, les formes sont libres et les plantes évidemment locales. À l’instar de l’« œuvre d’art totale », le jardin n’est plus un « accessoire de décoration », mais pensé en résonance avec l’architecture et l’urbanisme.
Son dessin pour le ministère de l’Éducation et de la Santé marquera une rupture dans l’histoire du paysagisme brésilien. Avec son style abstrait, il permet à Burle Marx de gagner une admiration et une reconnaissance internationales. Sa carrière démarre en trombe – il a 30 ans – et le conduira à collaborer à nombre de grands projets, autant au Brésil – Eixo monumental à Brasilia, parc d’Ibirapuera à São Paulo, parc du Flamengo à Rio, le complexe de Pampulha à Belo Horizonte… – qu’à l’étranger : le parc del Este à Caracas, le Biscayne Boulevard à Miami ou le jardin planté au pied des tours Petronas à Kuala Lumpur.
Burle Marx possède un atout indubitable : celui de connaître les plantes sur le bout des doigts. D’ailleurs, avant d’en user, il les teste in situ au Sítio, ce vaste terrain – 3,65 hectares – qu’il a acheté, en 1949, à Santo Antônio da Bica, à une cinquantaine de kilomètres seulement du centre-ville de Rio. Le Sítio est une sorte de laboratoire botanique grandeur nature dans lequel le paysagiste développe ses propres pépinières et expérimente les spécimens qu’il rapporte de ses expéditions botaniques menées dans les régions tropicales et subtropicales du monde entier. Le lieu, en perpétuel mouvement, compte aujourd’hui quelque 3 500 espèces.
La connaissance des plantes
Très au fait des caractéristiques de chaque plante, Burle Marx sait l’effet que chacune peut avoir sur le jardin entier : « L’étude approfondie des plantes lui a permis de les utiliser en prévoyant leur volume, leur couleur et leur texture tout au long de leur durée de vie, souligne Lauro Cavalcanti, commissaire de l’exposition « Roberto Burle Marx, la permanence de l’instable ». Lorsqu’il s’agissait d’exemplaires plus fragiles et périssables, il était capable de stipuler le moment exact du repiquage. Il avait coutume de dire qu’il lui suffisait de commencer le travail, car « le temps complète l’idée » ». L’homme était, par exemple, réputé pour ne jamais mélanger des fleurs d’une même couleur, mais, au contraire, user de grands groupes d’une même espèce sur d’inhabituelles et importantes superficies. Pour Burle Marx, le jardin n’est ni le reflet ni la copie de la nature, puisque celle-ci agit de façon distincte et indépendante des conceptions de l’homme.
En revanche, « l’organisation planifiée des éléments naturels devait cependant toujours composer avec le paysage de façon à établir des résonances, des contrastes, des lieux de refuge et des microclimats au sein d’une ville ou d’un milieu inhospitalier », explique Lauro Cavalcanti.
Perfectionniste, Burle Marx vivait le jardin comme « l’adéquation du milieu écologique aux exigences naturelles de la civilisation ». Ses créations s’avèrent pourtant être d’admirables paradoxes : chefs-d’œuvre permanents constitués d’éléments fluctuants qui, selon les propres mots du paysagiste, « sans luxe, ni gâchis, servent la nécessité absolue de la vie humaine. »
1909 Naissance à Sao Paulo d’une mère franco-brésilienne et d’un père juif allemand.
1928 Sa famille s’installe en Allemagne. Il découvre le jardin Botanique de Dalhem et étudie la peinture.
1930 De retour à Rio, il entre à l’École des beaux-arts, côtoie Oscar Niemeyer et suit les cours de Lucio Costa.
1938 Réalise les terrasses-jardins du ministère de l’Éducation et de la Santé (Rio).
1985 Le SÁtio, qu’il avait acquis en 1949, est classé au patrimoine brésilien.
1993 Il aménage la place Rosa Luxemburg à Berlin.
1994 Décès de Roberto Burle Marx.
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Burle Marx - L’homme qui a fait du tropical un art
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Abonnez-vous dès 1 €Infos pratiques. « Roberto Burle Marx, la permanence de l’instable », du 23 mars au 24 juillet 2011. Cité de l’architecture et du patrimoine, Palais de Chaillot, Paris XVIe. De 11 h à 19 h, le jeudi jusqu’à 21 h, fermé le mardi. Tarifs : de 3 à 5 euros. www.citechaillot.fr
Dans les jardins de Burle Marx. Les Éditions Actes Sud rééditent l’ouvrage dirigé par le sociologue Jacques Leenhardt, synthèse du colloque Burle Marx organisé en 1992 au Centre d’Art de Crestet et rare ouvrage en français. Le jardin tropical, objet culturel brésilien, est perçu comme l’amorce du virage écologique planétaire. Un entretien entre Gilles Clément et Roberto Burle Marx, réalisé deux ans avant la mort de ce dernier, éclaire la démarche de l’artiste (Dans les jardins de Roberto Burle Marx, Actes Sud, 22 euros).
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°635 du 1 mai 2011, avec le titre suivant : Burle Marx - L’homme qui a fait du tropical un art