PARIS
Apparus il y a une douzaine d’années, les mangas de création française connaissent un nouvel élan. Les lecteurs et les auteurs se multiplient, et les éditeurs suivent.
Qui aurait cru que le Club Dorothée ferait un jour figure de référence culturelle majeure ? Programmée par TF1 dans les années 1980 et 1990, cette émission de télévision à destination des enfants et des jeunes adolescents a largement contribué à la diffusion dans l’Hexagone de la culture manga, avec des dessins animés comme Goldorak (diffusé sur Antenne 2 dès 1978) et, surtout, Dragon Ball, adapté de l’œuvre d’Akira Toriyama. Et pour toute une génération, cet univers graphique au style nerveux a fait l’effet d’un choc esthétique, aujourd’hui à l’origine d’un véritable phénomène éditorial : le manga de création française.
Radiant, le premier manga français adapté au Japon
Tendance de fond ? Le manga réalisé en dehors du Japon par des Occidentaux, baptisé « global manga » a, depuis quelques années, sa conférence dédiée sur le salon Japan Expo, le rendez-vous annuel des nippophiles. En 2016, cette conférence réunissait sur un même plateau les Français Tony Valente (Radiant), Reno Lemaire (Dreamland), Elsa Brants (Save me Pythie), VanRah (Stray Dog) et Nicolas David (Meckaz), tous auteurs de mangas.
« La publication de mangas français a démarré à la fin des années 1990, avec des albums hybrides comme Nomad,HK et les premiers opus au format manga comme Pink Diary, puis, dans les années 2000, Dreamland de Reno Lemaire », analyse Frédéric Toutlemonde, responsable d’Euromanga. Cet éditeur basé à Tokyo a créé sa société en 2008, à ce jour la seule maison d’édition spécialisée dans la publication en japonais de bande-dessinée européenne. En août 2015, adossée pour la commercialisation à la maison d’édition Asuka Shinsha, Euromanga a lancé au Japon la traduction de Radiant, de Tony Valente.
Trois ans plus tard, Radiant est le premier manga français adapté en dessin-animé au Japon, où il est diffusé une fois par semaine sur la chaîne publique NHK. Un « mangaka » né à Toulouse ? Du jamais-vu dans l’Archipel et une consécration absolue pour le scénariste et dessinateur de ce « shonen » (catégorie destinée aux garçons) dont le tome 10 est sorti le 21 septembre 2018 aux éditions Ankama, basées à Roubaix. Seth, le héros de la série, est un jeune sorcier conduit à affronter les Némésis, de redoutables créatures venues du ciel. Quête initiatique et combats fantastiques : du pur manga.
Pour les néophytes, cette appellation renvoie immanquablement à l’imagerie japonaise, celle-là même qui est convoquée dans l’exposition « Manga – Tokyo » présentée ce mois-ci à la Villette, explorant les liens entre fiction et paysage urbain, entre pop culture et visions apocalyptiques à la façon du titre culte Akira. Reste que ce genre très répandu en Asie n’est pas affaire de nationalité, mais de codes stylistiques et narratifs. Ce qui compte, c’est la capacité des auteurs à les assimiler pour mieux les réinventer.
On reconnaît les mangas à leur petit format souple et à leur sens de lecture de la droite vers la gauche : on les commence par la « fin ». Ils se signalent également par « des bulles de paroles typographiées accompagnées d’effets sonores transcrits à la main, l’emploi de symboles comme des gouttes de sueur ou des veines protubérantes pour exprimer les émotions, des personnages aux grands yeux, aux cheveux flottants », détaille le spécialiste britannique Paul Gravett, auquel on doit Mangasia, un guide de la bande dessinée asiatique [Hors collection].
La différence avec la BD franco-belge tient essentiellement au « nombre de planches, estime Nicolas David, l’auteur de Meckaz. La lecture est plus aérée, elle laisse davantage de place au mouvement. Le style s’apparente à l’écriture cinématographique, quand la BD franco-belge est plus proche, de ce point de vue, du roman-photo. » Paradoxalement, si le manga semble plus rigide, avec ses typologies très définies (le « shonen » pour les garçons, le « chojo » pour les filles, le « seinen » pour les jeunes adultes…), il offre formellement plus de liberté au dessinateur pour faire passer les émotions de ses personnages – une scène de baiser peut ainsi s’étaler sur vingt pages ! Le temps est d’ailleurs une composante importante d’un genre dont les héros vieillissent au fil des tomes – comme leurs lecteurs, d’autant plus enclins à s’identifier –, c’est une des clés du succès.
Si la série Radiant raconte les aventures d’un jeune magicien, elle reflète aussi la stratégie éditoriale audacieuse de la maison Ankama. « En nous lançant dans le manga, nous avions décidé de laisser l’achat de droits de titres japonais aux autres éditeurs pour aller chercher de nouveaux auteurs. En 2012, Tony Valente nous a contactés avec son projet Radiant. La publication d’un auteur français comportait des risques ; il fallait séduire un lectorat frileux, consentir un investissement… Mais Radiant tranchait par la patte très japonaise de son dessin, combinée à l’originalité d’un scénario aux références occidentales. Le premier tome est sorti en juillet 2013, il a tout de suite marché et continue de se vendre ; nous venons d’en lancer la dixième réimpression », relate l’éditrice Élise Storme.
Tout comme Radiant traite de sujets liés à l’exclusion et à l’immigration et adopte volontiers un ton teinté d’humour, Dreamland, de Reno Lemaire, est ancré dans son terroir d’origine : l’histoire se situe à Montpellier, la ville de son auteur, qui travaille actuellement au 19e tome d’une série lancée en 2006. « Avant d’être un dessinateur, je me considère comme un raconteur d’histoires, affirme ce pionnier. J’ai toujours su que je voulais faire du manga, j’y voyais une forme de liberté expressive. De la même façon que nos aînés ont été nourris de comics, nous, les jeunes quadragénaires, avons été bercés par Dragon Ball et One Piece.» Pour Nicolas David, c’est aussi une évidence : « Si beaucoup de gens de ma génération se retrouvent aujourd’hui dans le manga, c’est parce que c’est là que se trouvent la qualité et l’inventivité. »
La dure voie du manga
Comment expliquer la réussite de Radiant au royaume des mangakas ? « La série est un retour aux sources de ce qui a fait le charme du shonen manga partout dans le monde, y compris au Japon, analyse Frédéric Toutlemonde. Beaucoup de Japonais ressentent une certaine nostalgie en la lisant car elle contient une fraîcheur qu’ils ont perdue au profit de tendances efficaces mais assez rebutantes. » « Radiant, c’est notre locomotive, la série est éditée sur tous les continents et traduite en plusieurs langues », se félicite Élise Storme aux éditions Ankama. Ce succès exemplaire donne évidemment envie à d’autres éditeurs de dénicher de nouvelles pépites. Deuxième acteur du marché du manga en France derrière Glénat, Pika a ainsi racheté en avril 2018 la petite maison d’édition H2T pour en faire sa marque éditoriale de création française.
Le but : éditer et promouvoir de jeunes talents. Et, surtout, les guider, car la voie du mangaka est une voie difficile. Fabriqué et commercialisé selon une logique industrielle – les mangakas travaillent entourés d’assistants sur des volumes diffusés à des millions d’exemplaires –, le manga ne dispose pas encore de structures similaires en dehors du Japon.
« En France, on a une approche plus artisanale très liée à l’héritage culturel de la BD franco-belge, explique Mahmoud Larguem, directeur éditorial de H2T. C’est pourquoi nous avons mis au point une méthodologie pour accompagner les auteurs sur les échéances, le scénario, mais aussi sur le plan psychologique car c’est un travail de longue haleine. Chaque projet se construit chapitre par chapitre, nous étudions ensemble tous les storyboards, les angles de vue. Ensuite, il y a les phases d’encrage, de remplissage et de pose de trame. »
Parmi les difficultés auxquelles sont confrontés les auteurs, dont beaucoup reconnaissent travailler entre 12 et 18 heures par jour selon les périodes, la dimension technique est loin d’être négligeable. « Le noir et blanc est la règle dans le manga, or les machines ne savent pas imprimer en gris, il faut passer par un piquetage de points très rapprochés pour donner cette illusion de nuances. Certains auteurs préfèrent travailler à la main, d’autres en mode entièrement numérisé », remarque Mahmoud Larguem.
Autant dire que les qualités requises, de précision, de constance et d’imagination, ne sont pas monnaie courante. « Nous recevons de plus en plus de projets, dont certains ont un potentiel, mais dont beaucoup pèchent par la faiblesse de leur dessin ou de leur scénario », reconnaît Élise Storme.
N’est pas mangaka qui veut. Pour s’y préparer, il n’existait jusqu’à ces dernières années aucune formation professionnelle dédiée en France. Un vide que Claire Pélier a décidé de combler en ouvrant en 2016 EIMA, une école que l’on intègre sur concours et qui vise à délivrer à terme un diplôme d’État. Les premières promotions comptent une quinzaine d’élèves. Si le manga leur tient lieu d’horizon commun, tous ne deviendront cependant pas auteurs. « Ils pourront travailler dans le concept art, le jeu vidéo, la publicité, en tant que character designer, créateur de décors… », énumère Claire Pélier. Une chose est certaine : le métier, aussi exigeant soit-il, est à l’origine de vocations de plus en plus nombreuses. « C’est aujourd’hui le rêve de plein de jeunes, je le vois sur les salons », témoigne Reno Lemaire.
« J’ai l’impression que la France actuelle est comme le Japon des années 1980 […], c’est-à-dire qu’on y considère le manga comme une forme de culture parmi d’autres, peut-être même comme une forme d’art », déclarait le mangaka Atsushi Kaneko dans le dernier numéro des Cahiers de la BD. « Atsushi est un rocker dans l’âme ! », sourit Frédéric Toutlemonde. Le marché demeure cependant fragile. « Depuis 2016, le nombre de titres en création manga française est en forte progression, constate le fondateur d’Euromanga. Mais en l’absence de bonnes ventes sur les nouveaux titres dans les deux prochaines années, cette tendance peut, il me semble, connaître un sérieux coup de frein. » Reste que, vue du Japon, « la France est un des rares pays où toutes les formes de bande dessinée ont une place, sont acceptées et appréciées. Manga, bande dessinée européenne, comics américains, les lecteurs français ne se rendent pas assez compte du luxe qui s’offre à eux. »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le manga, l’avenir de la BD en France ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : Le manga, l’avenir de la BD en France ?