Bande dessinée

ENQUÊTE

La galerie, planche de survie de la BD

L’exposition d’œuvres originales en galerie devient un complément de revenu dans une profession marquée par une forte précarisation

Par Éléonore Thery · Le Journal des Arts

Le 5 juillet 2017 - 1534 mots

Parallèlement aux planches, de nombreux auteurs présentent des œuvres originales dans les galeries. Un phénomène mêlant projets artistiques et arguments économiques.

Paris. Case après case, sans un mot, un marcheur anonyme erre dans un univers graphique en noir et blanc, guidé par des flèches, avec l’absurde comme seul horizon. Marc-Antoine Mathieu déployait ce récit quasi méditatif dans la galerie Huberty & Breyne (Paris) en 2014, mêlant grands dessins, vidéo, bronzes et planches originales issues de l’album S.E.N.S. qui sortait simultanément chez Delcourt. « Alain Huberty et Marc Breyne m’avaient proposé de faire une exposition deux ans auparavant. J’ai commencé par refuser puis j’y ai à nouveau réfléchi alors que je venais de commencer ce récit improvisé. Alors que cela ne m’intéresse pas de mettre des planches au mur, j’ai pensé que c’était là l’occasion d’expérimenter une nouvelle façon de raconter une histoire, raconte Marc-Antoine Mathieu. Cela permettait également de proposer des séquences de cet album à ceux qui me demandaient régulièrement d’acheter des planches, ce que je n’ai jamais trouvé satisfaisant. » Si la démarche est sans conteste singulière, nombreux sont les auteurs de bande dessinée qui sortent aujourd’hui du livre pour déployer des œuvres dans les galeries, de Jochen Gerner [collaborateur du JdA] à Nicolas de Crécy, d’Enki Bilal à Brecht Evens.

Nul n’aurait pourtant imaginé pareil développement il y a seulement quelques décennies. « Longtemps le commerce des originaux de BD se déroulait dans certaines librairies qui les vendaient de façon plus ou moins occulte dans leur arrière-boutique », rappelle Thierry Groensteen, historien de la bande dessinée. Dès les années 1970, quelques galeries spécialisées éclosent. « Immanquablement, les prix les plus élevés allaient, non pas aux planches, mais aux illustrations pour les couvertures ou aux peintures, en marge de la production principale », note le spécialiste. En parallèle, les créateurs dessinent inlassablement lors des séances de dédicaces, sur des feuilles qui seront pour nombre d’entre elles vendues sans scrupule sur eBay les décennies suivantes.

Dans les années 1980, Christian Desbois fait figure de pionnier en exposant des travaux d’auteurs de BD, simultanément aux planches. Après les peintures de Jacques Tardi et de Bilal, apparaissent les huiles de Loustal, les fusains de Lorenzo Mattotti, les aquarelles de Claire Bretécher… « Les auteurs de BD sont de vrais artistes, le public n’est pas toujours capable de l’apprécier en raison du petit format des vignettes. Christian Desbois les a incités à passer à une nouvelle dimension avec des œuvres qui tiennent le mur », poursuit Thierry Groensteen. La démarche se généralise par la suite au sein des galeries parisiennes spécialisées Arts Factory, Daniel Maghen, Martel, Barbier & Mathon, Huberty & Breyne… « En contrepoint des planches tirées d’albums, nous avons très tôt mis en avant des dessins et conçu de véritables expositions », précise Laurent Zorzin chez Arts Factory, qui a fêté ses 20 ans.

Dans les galeries d’art
Au cours de la décennie 2000, les auteurs gagnent également les galeries d’art contemporain, à Paris : Winschluss à la galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Robert Crumb chez Aline Vidal, Pierre La Police chez Kamel Mennour… Dès 2003, Anne Barrault présente une exposition collective de l’OuBaPo, l’Ouvroir de bande dessinée potentielle, avant de collaborer avec Jochen Gerner, David B. ou Killoffer. « Je suivais tout le travail de l’Association [une maison d’édition de BD qui a contribué à l’explosion du roman graphique, NDLR], et cet univers était inconnu du milieu de l’art contemporain. La BD est au centre de différentes formes d’expression, entre le livre et l’œuvre plastique, c’est ce que je trouve passionnant. » Et pourtant : « Quand j’ai dit que j’allais exposer des auteurs de BD, les collectionneurs n’ont pas compris. J’entendais : “vous savez, moi en dehors de Tintin…” Il a également été compliqué de faire accepter les prix, que j’avais délibérément fixés au même niveau que ceux des autres artistes contemporains. »

Au sein des maisons de ventes, la vacation monographique d’Enki Bilal organisée par Artcurial en 2007 fait date. Les 32 œuvres historiques proposées réalisent un total de 1,1 million d’euros, près de trois fois leur estimation. Aujourd’hui, Artcurial fait office d’agent de l’artiste, dont elle montre actuellement les œuvres en marge de la Biennale de Venise.

Cette évolution a été favorisée par de nouvelles techniques développées dans les années 1970-1980. « Chez les auteurs, la technique de la couleur directe s’est répandue. Alors qu’avant on partait d’un dessin qui pouvait être colorisé par la suite, Loustal, Bilal ou Mattotti peignaient directement sur la planche. Beaucoup d’auteurs ont développé une approche plus picturale du dessin, rejoignant les interrogations des plasticiens », explique Thierry Groensteen. Pour Marc-Antoine Mathieu, « certains auteurs de BD, comme David B. ou Killoffer, ont développé un univers très fort. Ce sont des plasticiens à part entière ».

Un complément de revenu
La dimension économique du phénomène n’est pourtant pas négligeable. Pour ces créateurs, pousser la porte d’une galerie offre un complément de revenu devenu indispensable. Derrière le développement de ce secteur éditorial et du marché de l’art afférent, la profession, représentée par environ 3 000 auteurs, souffre d’une grande précarisation. La surproduction est tangible : près de 5 000 titres sont publiés chaque année (source : ACBD, Association des critiques et journalistes de bande dessinée) – contre 600 dans les années 1980 ! – et quelques best-sellers captent l’essentiel des ventes. Aussi, 53 % des auteurs avaient en 2014 un revenu inférieur au smic, et 36 % étaient en dessous du seuil de pauvreté (source : EGBD [1]). Produire un album – 350 à 700 dessins pour un format standard (2) – est long, très long : le travail s’étale au mieux sur une dizaine de mois, parfois sur plusieurs années, alors que les à-valoir s’élèvent à quelques milliers d’euros. L’auteure Aude Samama confiait à l’automne, lors des Rencontres nationales de la bande dessinée : « Mes œuvres s’apparentant à de la peinture ou de l’illustration, vendues par les galeries Glénat et Oblique [à Paris], représentent aujourd’hui un tiers de mes revenus. Cela m’a par ailleurs fait évoluer dans mon travail d’auteur de BD, j’ai gagné en liberté en enlevant les cernes noirs présents auparavant sur mes dessins. » Marc-Antoine Mathieu précise : « Côté édition, l’album S.E.N.S. était très peu rentable. Adjoindre une exposition et la vente d’originaux permettait de rendre le projet viable. » De l’autre côté, le marché des planches originales étant en fort développement, et les planches originales se raréfiant, les galeristes se mettent à solliciter les auteurs pour la création d’œuvres. « J’ai refusé plusieurs propositions », confirme Marc-Antoine Mathieu.

« Cela peut être très artificiel »
Si les collaborations entre galeristes et auteurs de BD battent leur plein, le résultat n’est pourtant pas toujours heureux, beaucoup d’auteurs se contentant d’agrandir leur case sur une toile. « J’ai vu des expositions catastrophiques, cela peut être très artificiel », relève Anne Barrault. « Certaines galeries poussent les artistes à produire trop. Est-ce qu’ils pourront tenir encore longtemps ? », déplore de son côté Éric Leroy, responsable du département BD d’Artcurial. Et les éditeurs n’apprécient pas toujours la démarche, qui retarde les albums. « Chez Dargaud, ils sont furieux ! », confie Alain Huberty. Plusieurs auteurs, comme François Avril, font d’ailleurs le choix de tourner le dos à l’édition pour travailler exclusivement pour les galeries quand d’autres, à l’instar de Milo Manara, restreignent leurs collaborations et se concentrent sur le livre.

En filigrane se dessine la question de la légitimation de la BD comme celle de son décloisonnement avec son entrée dans le monde de l’art, dont les créateurs des années 1970 auront été les premiers artisans. Jadis recluse dans son statut d’art populaire destiné aux enfants, la bande dessinée commence à acquérir ses lettres de noblesse. Pour Éric Leroy, « l’image de la BD dans le marché de l’art a incontestablement évolué ». Dès lors se pose la question suivante : les auteurs de BD sont-ils des artistes ? « Comme si ces auteurs ne pouvaient avoir un statut d’artiste qu’en passant à la toile ! Si l’on se pose la question, c’est que l’on n’est pas prêt à découvrir leur travail. Dès lors qu’un créateur est au croisement de plusieurs disciplines, on ne sait pas comment le définir ! », tempête Anne Barrault. « Uderzo, Morris ou Franquin se fichaient totalement d’être des artistes, ils se considéraient comme des artisans, rappelle Éric Leroy. C’est la génération de Phillippe Druillet qui a ouvert la voie à la maturité de ce médium. » Pourtant, le monde de l’art et celui de la BD restent encore relativement étanches et les collectionneurs ne circulent pas si facilement entre les deux. « Le public regarde différemment une œuvre au mur, cela peut être une porte d’entrée vers l’univers de l’auteur. Mais malgré notre présence à des foires comme Drawing Now [le Salon du dessin d’art contemporain à Paris], il n’y a pas tellement d’évolution sur le profil des collectionneurs », constate Amélie Payan à la galerie Martel, faisant remarquer que « beaucoup d’artistes sont encore sous-évalués car il reste un discrédit sur tout ce qui est connoté BD et illustration ». Le regard sur la bande dessinée n’a pas fini d’évoluer.

Notes

(1) Étude réalisée en 2016 sur 1 500 auteurs par les États généraux de la bande dessinée.

(2) « D’après des estimations réalisées chez Media Participations », indique Fabrice Piault dans « Naissance d’un marché », in Le Débat no 195, Le sacre de la bande dessinée (éd. Gallimard), mai-août 2017.

Brecht Evens, Paris, couverture, aquarelle, encre et gouache sur papier © Galerie Martel, Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°483 du 7 juillet 2017, avec le titre suivant : La galerie, planche de survie de la Bd

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