Après quarante ans d’activité, l’expert en manuscrits ferme sa galerie. Il rappelle le sens du métier d’expert et porte un regard critique sur le marché de l’art actuel.
On m’a souvent renvoyé l’image d’un personnage en dehors du moule, une sorte de Don Quichotte. Exiger le Grand Palais comme écrin pour le Salon du livre ancien et de l’estampe (1), personne n’y croyait. S’opposer avec constance au système mis en place par Aristophil relevait de la fixette, d’un non-sens commercial. Pratiquer la tolérance zéro au sein d’une compagnie d’experts pour défendre l’expertise indépendante procédait de l’Inquisition. Alors je ne sais pas si j’ai été un « Don Quichotte », mais ce que je sais, c’est qu’il était et qu’il reste nécessaire de défendre le patrimoine écrit contre ceux qui ravalent la mémoire collective au rang de simple marchandise, ceux pour qui ces manuscrits, ce bien commun, ne sont plus que des actifs financiers plus glamour que d’autres. Le soin accordé à la protection et à la transmission de la mémoire écrite est le marqueur fort d’une société mature. Ce que je sais aussi, c’est qu’il faut défendre l’expertise. Sans expert, que deviennent l’amateur, le commissaire-priseur, l’organisateur de salon ? L’expert, ce sachant, est là pour dire ce qui est. Sans expert, on marche sur la tête. Mais indépendant, l’expert ! La qualité d’expert ne se galvaude pas. L’horizon ultime de l’expert n’est ni de s’engraisser par la grâce de quelque prince ni de prendre sa part des froids calculs d’un fonds spéculatif.
Pour moi ce sont d’abord des souvenirs cuisants. J’ai été suivi par un détective privé pendant des semaines, menacé, boycotté, traîné en justice pour diffamation présumée, diffamé moi-même. Tout le monde est au courant des implications financières de cette affaire, le plus grand scandale du marché de l’art depuis la dernière guerre. Un préjudice financier qui se monterait à 900 millions d’euros, des milliers d’épargnants lésés, parfois ruinés. On attend le procès après les diverses mises en examen pour escroquerie en bande organisée.
Ce qui me choque le plus… Prenez cette lettre de Diderot à Voltaire ou celle d’Henri IV à Sully : l’Empire austro-hongrois s’est désintégré, le mur de Berlin s’est effondré et ces minces pellicules de papier sont toujours là. Elles ont résisté au temps pour aujourd’hui finir comme produit financier ?
Une masse considérable d’argent, sans commune mesure avec ce que l’on a connu, arrive sur ce marché pour optimisation fiscale, spéculation ou blanchiment, bref le nouvel eldorado. Dans le même temps, des pressions de toutes parts se multiplient pour que la France s’aligne sur les standards internationaux, pour encore moins de régulation, moins d’expertise indépendante, moins de responsabilité. Les faussaires et les trafiquants, eux, savent profiter de la moindre faille. Le Far West…
On a traité de vandales ces jeunes qui ont barbouillé des œuvres protégées par des vitres. Mais qui s’indigne aujourd’hui de ces ports francs répartis sur la planète où sont stockées des centaines d’œuvres, sans aucun contrôle sur la provenance ? Certains estiment qu’il y aurait dans ces ports francs, véritables terrains de jeu pour trafiquants et milliardaires en mal de confidentialité, plus d’œuvres majeures que dans certains grands musées, des œuvres qui sont ainsi soustraites au regard du public.
Il y a une belle phrase de Victor Hugo : « Je ne veux pas qu’on me succède, je veux qu’on me continue. » Prenez mon activité d’expert. Je ne suis ni l’inventeur ni le propriétaire de mon art, mais le dépositaire à un moment de connaissances et de pratiques accumulées en amont par ceux qui m’ont précédé pour que je les transmette en les enrichissant à ceux qui me continueront. En l’occurrence Céline Bertin, ma collaboratrice pendant quinze ans et qui reprend le flambeau [du travail d’expertise en manuscrits, NDLR]. N’est-ce pas là la plus grande satisfaction au bout d’une longue carrière ? Même chose en ce qui concerne la CNE [Compagnie nationale des experts]. Judith Schoffel de Fabry, la nouvelle présidente, défend aujourd’hui, comme hier avec moi, l’expertise indépendante. Il n’y a pas de début, il n’y a pas de fin, ça continue. Enfin, je pense.
(1) Frédéric Castaing a été président du Slam (Syndicat de la librairie ancienne et moderne) de 2004 à 2010, président de la Compagnie nationale des experts de 2014 à 2022, membre de la Commission consultative des trésors nationaux de 2003 à 2020.
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Frédéric Castaing : « Il faut défendre l’expertise indépendante »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°601 du 16 décembre 2022, avec le titre suivant : Frédéric Castaing, galeriste : « Il faut défendre l’expertise indépendante »