PARIS
L’art brut a trouvé un fervent promoteur en la personne de ce galeriste autodidacte et passionné qui veut redéfinir cette forme d’expression.
Paris. 2020 s’annonçait comme une année faste pour Christian Berst, avec la première participation de sa galerie à la Fiac et à Paris Photo, et la direction d’un colloque à Cerisy. Les foires ont été annulées et le colloque a été reporté en 2021. Notons que ce n’est pas donné au premier venu d’animer un séminaire dans ce haut lieu de la pensée. Il faut a priori avoir fait carrière dans les lettres, au moins occuper une chaire à l’université. Que l’on puisse y prétendre sans même avoir passé son bac est pour le moins inattendu. C’est pourtant l’exploit qu’a réussi Christian Berst en proposant à la prestigieuse manifestation une réflexion interdisciplinaire sur le thème de l’art brut, « cet impensé de l’art » devenu son domaine de spécialité. Autodidacte, le galeriste a également la particularité de s’être lancé relativement tard dans son métier. Issu d’un milieu provincial « extrêmement modeste », il s’est d’abord rêvé en écrivain-ouvrier. La réalité de l’usine l’a vite fait déchanter. Plus tard, ce sera à sa connaissance érudite des arcanes numériques littéraires qu’il devra d’intégrer les éditions Actes Sud. Cela peut parfois s’avérer payant d’être passionnément curieux. Pour Berst, cela a toujours été une façon de se distinguer.
Féru d’art mésopotamien, c’est par hasard que le bibliophile découvre l’existence d’Adolf Wölfli, en tombant sur un ouvrage très pointu consacré à cette figure emblématique de l’art brut du XXe siècle. André Breton, apprend-il, tenait sa production prolifique pour l’une « des trois ou quatre œuvres capitales du XXe siècle ». À l’époque, Internet n’existe pas, mais en tant que professionnel de l’édition, Berst a accès à de coûteux services Minitel grâce auxquels il amasse les références bibliographiques. Et commence par se constituer une bibliothèque. Son intérêt pour l’art brut va devenir si primordial qu’il ouvre, en 2005, une première galerie, s’appuyant sur un réseau solide de collections publiques et privées régulièrement prêtes à échanger ou se défaire de certaines pièces. Pensée comme un hobby, sous forme d’association, cette occupation va vite prendre une place centrale. D’autant que Christian Berst devine que la notion d’art brut, forgée par Jean Dubuffet, mérite d’être dépoussiérée. « Dubuffet pensait l’art brut en creux, en négatif et en opposition », souligne-t-il. Lui se sent à l’étroit parmi ses thuriféraires dogmatiques. Tout en s’étonnant de la « coupable incurie » des élites de la culture, aussi ignorantes en la matière que peu désireuses de s’instruire.
Berst ne se contente pas d’occuper le terrain, il a l’ambition de faire bouger les lignes. Quelques jalons ont déjà été posés : la Documenta qu’Harald Szeemann consacre en 1972 aux « Mythologies individuelles », et qui se joue des classifications ; l’exposition « Les singuliers de l’art » au Musée d’art moderne en 1978… Au final, très peu de choses. Et si, comme le rappelle Jean-Hubert Martin, un des fidèles de la galerie, Pontus Hulten, à la tête du Musée d'art moderne au moment de la création du Centre Pompidou, avait exposé Wölfli, cette piste n’a pas été explorée par ses successeurs.
Convaincu que « donner à voir, c’est donner à penser », Christian Berst fait de sa galerie l’épicentre d’une nouvelle dynamique. Là où Dubuffet avait délimité et fermé, il ouvre grand les portes. Sur le monde, d’abord, en adoptant une dimension internationale. Mais aussi en favorisant la diversité des pratiques : sculptures hybrides de Franco Belluci ; collages photographiques de Lindsay Caldicott ; plans de machines prodigieuses de Jean Perdrizet ; ou encore écritures de Dan Miller, qui font partie des collections du MoMa. « Berst est très prospectif, relève Jean-Hubert Martin, commissaire invité, en 2016, d’une exposition conjointe avec la galerie Jean Brolly. Il a attiré l’attention du milieu de l’art. » Conduisant, par exemple, Catherine Millet, la co-fondatrice d’ArtPress, à consacrer en 2013 un hors-série à l’art brut. Ou, deux ans plus tard, Alfred Pacquement à présenter une installation de John Urho Kemp aux Beaux-Arts de Paris. Son activisme se traduit également par une politique éditoriale « effrénée » – à ce jour 80 catalogues publiés. Tout cela, bien sûr, n’a pas été en vain : la galerie figure ainsi dans l’encyclopédie sur l’art à paraître chez De Gruyter.
Ce pragmatique a, par ailleurs, su se donner les moyens de son développement, en s’associant à des partenaires de poids (Daniel et Carmen Klein depuis 2010, rejoints en 2019 par Antoine Frérot, le PDG de Veolia). N’étant pas universitaire, il s’est assuré, pour codiriger le colloque de Cerisy, les services de Raphaël Koenig, auteur en 2018 d’une thèse portant sur l’art brut. Ce jeune et brillant chercheur associé au département de littérature comparée d’Harvard apprécie que la galerie se démarque de l’héritage de Dubuffet, qu’il tient pour un réactionnaire. Koenig affiche cependant une légère dissension avec le marchand. « Christian Berst pense que l’on peut sauvegarder le label “art brut” en le redéfinissant, parce que c’est un levier utile pour que les institutions accordent une visibilité à cette catégorie. Je pense que les problèmes liés à l’élaboration de cette notion par Dubuffet en sont indissociables. » Et par conséquent ? « On ne peut plus aujourd’hui utiliser l’appellation art brut, d’autant qu’elle recouvre des œuvres très hétérogènes dans leurs modalités de production. »
Pour sortir son domaine du « ghetto », Berst est, à tout le moins, obligé « de pratiquer des alliances », observe Jean-Hubert Martin. La montée en puissance de la galerie est d’ailleurs liée à son installation dans le Marais, quartier de prédilection de l’art contemporain. Ce caféïnomane y reçoit dans des bureaux lumineux où l’on se cale confortablement au fond de larges canapés en cuir. Il a poussé son ambition un peu plus loin en ouvrant cet automne en vis-à-vis, The Bridge, espace dévolu au dialogue avec l’art contemporain. Dialogue d’autant plus plausible qu’après s’être renouvelé au rythme des avant-gardes, l’art contemporain doit aujourd’hui poursuivre son expansion en englobant ses marges, analyse Catherine Millet. L’art brut n’est, en tout cas, plus ignoré du marché : Christie’s lui consacre une vente annuelle. Mais, une fois institutionnalisé, pourra-t-il, comme le suggère l’argument du colloque de Cerisy, rester « un ferment disruptif au sein des mécanismes de création, de validation et d’exposition du monde de l’art » ? Il est toujours délicat d’intégrer le système lorsqu’on nourrit à son endroit des menées subversives.
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Christian Berst, un nouveau regard sur l’art brut
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°558 du 8 janvier 2021, avec le titre suivant : Christian Berst, un nouveau regard sur l’art brut