TROYES
Plus médiatisé dans d’autres régions du monde, en Amérique latine ou dans les pays en guerre, le pillage archéologique n’épargne pas la France où sévissent des chasseurs de trésors. Et le phénomène est en hausse.
N’allez pas lui parler du « trésor » de Lavau – ce tombeau celte du Ve siècle avant notre ère, dont la découverte en 2015 avait fait grand bruit, et dont le mobilier funéraire constitue actuellement le clou de l’exposition « Arkéaube, des premiers paysans au prince de Lavau » à Troyes. « Parler de “trésor” éveille les convoitises et encourage les vocations de ceux qui se prennent pour des chasseurs de trésors », tempête l’archéologue Luc Baray, directeur de recherche au CNRS, co-commissaire de l’actuelle exposition sur les Sénons, également à l’Hôtel-Dieu à Troyes, et au Palais synodal de Sens. Paranoïa ? En aucun cas. L’archéologue sait de quoi il parle. Il n’a pas pu intégrer à son exposition des objets, exhumés par des pilleurs. « Dans la mesure où ils sont sortis frauduleusement du sol, ils sont actuellement bloqués, pendant toute l’instruction du dossier », regrette-t-il. Or les fouilleurs illégaux sont légion dans l’Hexagone, comme partout dans le monde, au point que les archéologues se désolent d’une véritable hémorragie du patrimoine et d’une perte irrémédiable pour nos connaissances historiques.
L’impact de ces fouilles illégales ? « Il est dramatique », insiste Dominique Garcia, président de l’Institut national des recherches préventives (Inrap). Car, quand bien même les objets sont parfois retrouvés, ils restent difficiles à interpréter hors de leur contexte de découverte. De plus, sur les sites, criblés de coups de pelle aux endroits où les objets ont été exhumés, leur disparition prive également les archéologues d’informations précieuses. « Par exemple, beaucoup de pièces et de fibules sont prélevées par les pilleurs : or ce sont les éléments qui nous permettent de dater les sites. C’est comme si on se retrouvait devant un livre aux pages arrachées ! », explique le président de l’Inrap.
Difficile, pourtant, d’estimer précisément l’étendue des dégâts, sinon par le trafic considérable que génèrent les objets pillés. « Le trafic illicite de biens culturels archéologiques – qui résulte des fouilles illégales – est le troisième au niveau mondial après celui des stupéfiants et des armes. Il représente chaque année entre 3 et 5,6 milliards d’euros », souligne le gendarme Alexandre Dumont-Castells, conseiller patrimoine archéologique, à Lançon-Provence (13).
Et la France, donc, n’est pas épargnée. C’est ce que constatent de plus en plus régulièrement les archéologues sur les chantiers. « À Lavau, au début des fouilles, on a vu des personnes suspectes s’approcher du site, et il a fallu mettre aussitôt en place un gardiennage. Ce phénomène prend de l’ampleur sur tout le territoire, et il faut de plus en plus intervenir », se désole ainsi Luc Baray. Au point que, en 2007, une association d’archéologues, Halte au pillage du patrimoine archéologique et historique (Happah), s’est constituée à Dijon pour tenter d’endiguer ce fléau dans l’Hexagone. « Depuis que je suis président de l’association, il ne se passe pas un jour sans qu’on me remonte une affaire. Et il arrive même que des pilleurs viennent nous narguer sur les chantiers, en nous assénant qu’ils ont déjà fouillé le site et que nous ne trouverons plus grand-chose. Certains nous proposent de nous vendre des pièces, ou de les échanger contre des informations pour identifier des objets – ce qui pose également des problèmes de déontologie, car certains se laissent assurément corrompre », déplore Jean-David Desforges, président de l’association, qui compte aujourd’hui environ cinq cents membres.
Néanmoins, si certains pillages et trafics peuvent être limités par la présence d’un gardien – et la moralité des archéologues –, la majorité des fouilles clandestines se déroulent loin des chantiers officiels. Et pour cause, les coupables opèrent le plus souvent en ratissant en toute impunité de larges zones géographiques, munis de simples détecteurs de métaux, en vente libre en France. Pourtant, seule une découverte archéologique fortuite – donc sans détecteur – et déclarée est légale. Et il est interdit de prospecter avec ces appareils sur des sites archéologiques.
Cependant, depuis le début des années 2000, les pillages archéologiques connaissent une croissance de plus en plus forte. « Nous constatons qu’elle va de pair indirectement avec la vente des détecteurs et de leurs produits dérivés (tenues de camouflage, jumelles de vision nocturne, Pro-Pointers, cartes archéologiques de la Gaule, crayons de nettoyage, boîtes ou casiers de rangements, etc.). Elle est en pleine expansion en France depuis 1975 », constate Alexandre Dumont-Castells, qui souligne « une évolution exponentielle des fouilles illégales depuis ces dix dernières années » et évoque un véritable « phénomène sociétal ».
De fait, cette flambée des fouilles illégales s’avère aussi indissociable du développement d’Internet, dont les amateurs de « chasse au trésor » par détecteurs ont su tirer un large profit. Via des blogs et forums où ils prodiguent bons plans et conseils, les sociétés qui commercialisent les détecteurs ont en effet pu créer à partir du début des années 2000 une sociabilité et un véritable maillage d’archéologie clandestine. Parallèlement, se sont développés des magazines spécialisés dans les « chasses au trésor » où les rédacteurs signent leurs articles par des pseudonymes. « Avant, il fallait au moins aller étudier dans une bibliothèque, où l’on pouvait également rencontrer des chercheurs, et un dialogue salutaire pouvait s’instaurer. Par ailleurs, si on voulait intégrer un réseau, il fallait voir un marchand, qui estimait les monnaies, souvent à un prix bas. Aujourd’hui, on s’assoit devant un écran, et on propose le prix qu’on souhaite sur Internet : c’est l’acheteur qui fait le prix ! Ces réseaux-là fabriquent un cours artificiel des objets, et l’on peut trouver des acheteurs aussi bien en France qu’à l’étranger », explique Dominique Garcia. Ainsi, selon des chiffres communiqués par Xavier Delestre, conservateur régional de l’archéologie en Paca, les fouilles illégales représentaient en 2015-2016 pas moins d’un millier de détectoristes identifiés dans cette seule région, 3 000 vendeurs réguliers sous pseudonymes sur les sites de ventes en ligne tels que eBay et Leboncoin et 3 000 objets archéologiques vendus sur eBay et Leboncoin pour le seul Vaucluse.
Le portrait type de ces pilleurs du patrimoine archéologique ? Il est difficile à dresser. « Ce sont aussi bien des hommes que des femmes, des retraités que des adolescents, des médecins que des chômeurs en fin de droits », observe le président de l’Happah Jean-David Desforges. Et leurs motivations sont diverses. Une première catégorie regrouperait les passionnés d’histoire et d’archéologie. Jusque vers les années 1990, des associations d’archéologues amateurs permettaient à ces passionnés de participer à des fouilles légales, dont les découvertes étaient déclarées, sous la responsabilité d’un archéologue référent. Or ces associations structurantes se sont délitées peu à peu, notamment avec le développement de l’archéologie préventive. Certains amateurs, laissés à eux-mêmes, ont alors commencé peu à peu à mener des fouilles clandestines.
Deuxième catégorie, celle des chanceux : ceux qui ont trouvé un petit trésor un jour et se sont pris au jeu de la collection, puis, souvent, de fil en aiguille, au trafic illégal. Enfin, un troisième groupe de pilleurs réunirait les personnes qui ont été poussées au crime par la crise économique. « Il m’arrive depuis quelques années de surprendre dans les champs des gens munis de détecteurs qui m’expliquent ne pas avoir trouvé d’autre moyen pour nourrir leurs enfants depuis qu’ils sont au chômage », constate Jean-David Desforges.
Face à ce fléau, la police, les douanes, les services des impôts et le ministère de la Culture se mobilisent de plus en plus – même si nombre de pilleurs continuent de prospecter en toute impunité. Par exemple, lorsque des pilleurs sont arrêtés, les peines sont exemplaires. Ainsi, un viticulteur, arrêté lors d’un contrôle routier avec des monnaies anciennes dans son véhicule et au domicile duquel près de 2 300 objets – pièces, bijoux ou poteries – d’une valeur marchande de 270 000 euros ont été ensuite retrouvés, a été condamné en 2014 par le tribunal de Meaux à six mois de prison avec sursis et 197 235 euros d’amende pour pillage archéologique.
Les moyens de prévention font débat au sein de la communauté scientifique. Faut-il autoriser les fouilles à tout un chacun comme c’est le cas au Royaume-Uni ? « Le système du tout répressif encourage à mon avis le trafic. Cela permettrait pour le moins de mettre la main sur les objets exhumés et limiter la perte des connaissances », estime l’archéologue Luc Baray. Le président de l’association Halte au pillage du patrimoine archéologique et historique, pour sa part, s’y oppose. « Au Royaume-Uni, l’utilisation de détecteurs de métaux est entrée dans les mœurs au point qu’au lieu d’organiser de vraies fouilles, on ratisse des zones géographiques, et on décourage ainsi les étudiants de faire des doctorats », déplore-t-il. Faut-il interdire les détecteurs comme en Suède ? Peut-être, mais on se heurte au principe de la libre circulation des biens, et les lobbies sont puissants. « Un entrepreneur a attaqué en justice son propre pays, via la réglementation de l’Union européenne », rapporte Jean-David Desforges. La solution serait peut-être, pour le moins, d’encadrer les ventes. « Il faudrait numéroter les détecteurs, enregistrer l’identité des acheteurs, et instaurer un permis, comme pour les armes », propose Dominique Garcia. À l’heure où l’actualité internationale rappelle l’importance de la sauvegarde du patrimoine archéologique pour les sociétés, des mesures, urgentes, s’imposent.
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Le patrimoine archéologique français en danger
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°716 du 1 octobre 2018, avec le titre suivant : Le patrimoine archéologique français en danger