PARIS [17.02.12] - Le discours trop souvent enthousiaste sur les promesses du numérique dans les musées recouvre une réalité plus contrastée sur le terrain.PAR JEAN-CHRISTOPHE CASTELAIN
«Avec la profusion des innovations technologiques, les professionnels de la médiation culturelle des musées sont encore plus perdus qu’il y a deux ans », assène Pierre-Yves Lochon, fondateur du Clic (Club Innovation & Culture France), une structure qui assure une veille technologique pour les musées. Quinze ans après la création des premiers sites Internet de musée, la révolution numérique n’en finit pas de multiplier ses assauts et ses promesses de « lendemains qui chantent », sidérant littéralement les responsables culturels. Si le rythme frénétique des innovations est plus rapide que les processus de décision dans les institutions publiques, le discours évangélique des communicants des entreprises de ce secteur ne facilite peut-être pas la prise de décision. Entre les promesses d’un « monde meilleur technologique » et ses bénéfices réels actuels pour les usagers, il y a plus qu’un déplacement de souris.
Bénéfices réels limités
Mais qu’est-ce que le « numérique » au juste ? Derrière ce terme, qui désigne une technologie de dématérialisation de l’image, du texte, du son ou de la vidéo, il faut surtout considérer ses applications : la messagerie électronique, le Web, les réseaux sociaux, les livres numériques, les aides à la visite.
Les chiffres mesurant la « pénétration » de ces applications par les musées sont en apparence flatteurs. En 2010, selon le Palmarès des musées du Journal des Arts, 42 % des musées disposaient d’un site Internet. Un taux qui augmente rapidement proportionnellement à la taille des lieux. Selon une enquête du Clic (lire l’encadré) réalisée en janvier 2012 sur 150 lieux culturels importants, le taux est monté à 81 %. Ils sont même 45 % parmi ces derniers à être présents sur les réseaux sociaux, Facebook ou autres. En apparence également, le nombre de « convertis » parmi le public ne cesse de gonfler. L’audience du Louvre.fr dépasse les 10 millions de visiteurs mensuels quand le nombre de fans Facebook du musée s’élève à 440 000. Le Centre Pompidou attire 5 millions de visiteurs et 188 000 fans, le château de Versailles, 6 millions de visiteurs et 28 000 fans…
Pourtant, les bénéfices réels de ces nouvelles technologies sont encore limités. Certes, le numérique comme outil d’information est incontestablement une réussite. Il n’est plus nécessaire d’attendre des heures au téléphone pour connaître les horaires d’ouverture du musée ou sa prochaine programmation. Aujourd’hui, pour ceux qui disposent d’Internet, ces informations sont disponibles d’un clic et à toute heure du jour et de la nuit. Mieux, avec les alertes, les newsletters électroniques ou les messages postés sur Facebook et transférés par les fans, la communication des musées est proactive. Il y a là accessoirement, et on ne le mesure pas assez, des économies considérables réalisées par les musées dans la communication auprès du public. Après des investissements initiaux parfois importants, le marketing électronique, voire viral pour les réseaux sociaux, est infiniment moins cher que les traditionnels programmes papiers envoyés par la Poste.
En poursuivant l’inventaire des applications qui rendent vraiment service, on trouve les billets électroniques. Le visiteur achète son ticket ou sa réservation sur Internet depuis chez lui, et présente au contrôleur son téléphone portable avec un SMS codé. Ce service, bien que loin d’être généralisé, est d’une mise en œuvre relativement simple. Seul problème, mis à part quelques exceptions dans les très grands lieux parisiens, les files d’attente pour entrer dans les musées ne ressemblent pas à celles des enregistrements auprès des compagnies aériennes où la dématérialisation des billets est un confort appréciable pour les usagers. Cela se révèle plus rapide d’acheter son billet au guichet du musée.
D’autres bénéfices réels actuels ? Il est difficile d’en trouver lorsqu’il s’agit de donner envie d’aller au musée. Ces derniers ne savent pas encore très bien « vendre » sur le Net leur nouvelle exposition. L’annonce ressemble encore trop à une fiche signalétique et pas assez à de la publicité dont les techniques sont destinées à créer le désir : encore trop peu de visites virtuelles des salles de l’exposition ; de vidéos livrant un entretien avec le commissaire ; et de manière générale de contextualisation de l’événement. « Les musées n’ont pas encore assez développé les mini-sites d’exposition sur Internet ou les applications événementielles sur tablette ou smartphone », regrette ainsi Pierre-Yves Lochon.
Audioguides téléchargeables
C’est peut-être du côté des audioguides téléchargeables que les choses devraient bouger prochainement. Depuis deux à trois ans est annoncée l’arrivée d’aides à la visite que le visiteur pourra télécharger à l’avance et écouter/voir sur son téléphone portable. Jusqu’à présent, les coûts de développement (20 000 euros pour du sur-mesure), les incertitudes technologiques, la multiplication des plateformes, et surtout l’énorme base déjà installée d’audioguides traditionnels ont ralenti le mouvement. « Le marché va exploser en 2012 », prédit cependant Frédéric Durand, le directeur associé de SmartApps, l’un des fournisseurs d’audioguides téléchargeables. Les choix techniques commencent à s’imposer : exit les fichiers MP3 malcommodes, place aux fameuses applications pour smartphone parmi lesquelles deux systèmes d’exploitation sont en train d’émerger : Apple avec son iTunes et son iPhone et Google avec Android Market. La croissance exponentielle des terminaux utilisant ces deux systèmes et la banalisation de leur site de téléchargement (dont la grande force réside dans le fait que le client laisse ses coordonnées bancaires une fois pour toutes) assure aujourd’hui un marché suffisant. Du côté de l’offre, les coûts de développement démarrent à 3 000 euros (« en dessous des seuils des marchés publics », insiste Frédéric Durand), selon la richesse du contenu et le montant des commissions que le fournisseur demande. Avec un prix de l’ordre de 4 euros, même avec les royalties d’Apple (30 %) ou de Google, les taxes (de l’ordre de 10 %) et les éventuelles redevances au développeur, il reste environ 2 euros pour le musée. Le point d’équilibre descend ainsi très bas, pour se situer autour de 4 000 téléchargements. « Plusieurs de nos clients gagnent de l’argent », affirme Frédéric Durand.
Écrans magiques
L’enjeu est ici considérable et pourrait bien révolutionner (le mot est utilisé à bon escient) la scénographie et l’expérience de la visite. Obligés de composer avec des publics différents, selon l’âge, la langue et les connaissances en histoire de l’art du visiteur, les musées ne peuvent pas multiplier indéfiniment cartels et panneaux sans alourdir le parcours. Smartphones et tablettes constituent alors la solution idéale pour individualiser les supports d’aides à la visite.
Il y là un chantier majeur, car il ne suffit pas de plaquer quelques lignes de texte en dessous d’une reproduction pour satisfaire des visiteurs maintenant accoutumés (et donc exigeants) à des interfaces conviviales et une interactivité naturelle. Les tuyaux sont en place, les modèles économiques se précisent, les systèmes se standardisent, il faut maintenant pousser les feux, le seul obstacle (il est de taille) étant que ce savoir-faire qui mêle histoire de l’art, pédagogie, ergonomie et technique est encore peu répandu. Cela va sans doute retarder l’usage généralisé de ces écrans magiques.
Reste que ces services actuels ou futurs ne concernent que les publics habituels. En dépit du discours prophétique sur les « nouveaux territoires », la question se pose toujours de faire venir au musée les publics rétifs. Ce n’est pas parce que les ados « passent leur vie » sur Facebook ou Twitter qu’ils vont devenir des « fans » ou des « followers » des musées, et que, de surcroît, ils vont se rendre physiquement dans ces lieux. Un signe qui ne trompe pas sur le « passage à l’acte » : le Palais de Tokyo compte 69 000 fans, mais, en janvier 2012, seuls 748 fans « en ont parlé ». Et ce n’est pas parce que l’informatique entre dans les foyers modestes que leurs occupants intimidés par les lieux de culture vont s’y rendre, après une visite hypothétique sur leurs sites en ligne. En l’espèce, rien ne remplace un bus gratuit et un animateur socioculturel !
Créé en octobre 2008, le Clic (Club Innovation & Culture France) est un réseau coordonné par la société Sinapses Conseils et un comité de pilotage constitué de dix représentants de musées membres. Animé par le consultant Pierre-Yves Lochon, le club assure une veille technologique pour ses membres, soit 75 musées et lieux culturels et une douzaine d’entreprises technologiques. Le partage d’expérience s’effectue à l’occasion d’ateliers trimestriels qui se déroulent chez l’un ou l’autre des membres. Chaque année, le Clic organise ses Rencontres nationales Cultures & Innovation(s) : une journée complète d’ateliers, de conférences et de débats. La troisième édition se tiendra le 4 avril au parc et Grande Halle de la Villette. À cette occasion seront communiqués les résultats de l’enquête dont nous faisons état dans cet article. www.club-innovation-culture.fr
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Numérique : des intentions à la réalité
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Légende photo :
Image tirée de l'application pour smartphone proposée lors de l'exposition « Fra Angelico et les maîtres de la lumière » au Musée Jacquemart-André en 2011. Une application développée par la société SmartApps. © SmartApps
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°363 du 17 février 2012, avec le titre suivant : Numérique : des intentions à la réalité