Résistant, collectionneur, galeriste et historiographe de Jean Moulin, Daniel Cordier a refusé une histoire officielle de l’art tout en écrivant quelques pages de l’Histoire. Aux arts « et cætera »
Disert et impertinent, Daniel Cordier est plus complexe qu’il n’en a l’air. Ainsi répète-t-il à l’envi que le passé ne l’intéresse pas, tout en n’ayant de cesse de le reconstituer avec précision. Sa rigoureuse objectivité sur le plan historique contraste avec sa subjectivité artistique toute pulsionnelle. Les paradoxes ne s’arrêtent pas là. Collectionneur et galeriste, il a été attiré par des peintres prolixes comme Dado ou Eugène Gabritschevsky, mais aussi par l’épure d’un Jean Dewasne. Dans sa vie en zigzag, il reste une constante : Jean Moulin, délégué de la France libre, qui, sous sa couverture de peintre, lui ouvrira les yeux sur l’art. Bien qu’accueillant, Cordier ne s’effeuille jamais entièrement. « Il y a deux grands obstacles à ce que je dise tout : le sexe et l’argent. Alors, la vérité n’appartient plus à moi seul. Elle n’est plus indivise », avait-il confié au quotidien Le Monde en 2004. Un familier confirme : « Il écrit des milliers de pages pour ne pas révéler qui il est. Il vous donne le sentiment que vous êtes entré dans son intimité, mais vous gardez la certitude que ce n’est pas le cas. »
« Agitateur d’idées »
Que ce jeune homme issu une bourgeoisie bordelaise maurrassienne ait rompu avec l’Action française pour rejoindre de Gaulle à Londres en juin 1940 ne manque pas de surprendre. « Je ne suis pas un intellectuel, je voulais agir et pour cela, il n’y a pas à réfléchir bien longtemps. Je voulais me battre, ne pas être l’esclave des Boches », explique-t-il. Parachuté en France en 1942, il devient le secrétaire de Jean Moulin. « Il me parlait de Picasso, Braque, Matisse, rappelle Cordier. Après la guerre, je suis allé dans les musées dont il m’avait parlé. C’est au Prado [à Madrid] que j’ai compris tout d’un coup ce qu’il me racontait. J’ai découvert des œuvres qui vous procurent un plaisir solitaire et absolu, le contraire de l’amour. L’amour est un plaisir qui vous échappe par tous les côtés, alors que les œuvres sont là à jamais. Tant pis pour elles, tant mieux pour moi. » Après avoir démissionné en 1946 des services secrets, nanti d’un petit pécule versé à Londres et aussi d’un héritage, Cordier se lancera dans la peinture – « de la très mauvaise peinture », précise-t-il. Surtout, il commencera sa collection, avec une aquarelle d’Henri Michaux dès l’été 1945, puis Hans Hartung et Nicolas de Staël. Le bas de laine fond rapidement dans les tableaux. À sec, il s’associe en 1956 à Jeanne-Marie de Broglie pour ouvrir une galerie située rue Duras, à Paris, avant de déménager trois ans plus tard pour la rue de Miromesnil. En 1957, il essaime à Francfort (en Allemagne), puis l’année suivante à New York.
Soutenue par le collectionneur Elie de Rothschild, l’aventure commerciale sera brève, mais retentissante. « Cordier n’était pas vraiment un marchand, c’était un authentique agitateur d’idées qui savait dire merde avec beaucoup d’élégance », souligne l’artiste Dado. De Dewasne à Bernard Réquichot, l’écurie de Cordier sera aussi radicale que contradictoire. « Ce qui fait l’unité de cet ensemble, c’est le point où les contraires s’abolissent, remarque Daniel Abadie, ancien directeur de la Galerie nationale du Jeu de paume. Au fond, la charge viscérale qui existe dans certaines œuvres est peut-être le contrepoint de cette vision sereine qui l’avait dirigé vers Dewasne. » Dans le catalogue d’une exposition-hommage, organisée en 1998 par la Galerie 1900-2000, à Paris, le critique d’art Édouard Jaguer voyait en Cordier un héritier du marchand René Drouin. Les deux enseignes eurent plusieurs artistes en commun, comme Dubuffet, Claude Viseux, Wols, Roberto Matta et Michaux. Le marchand Rodolphe Stadler souligne le flair grâce auquel Cordier a acheté un grand fonds d’œuvres sur papier de Dubuffet à un moment où le dessin n’était pas à la mode. « C’est un homme de rencontres, une œuvre le séduit de façon presque physique, comme un coup de foudre », précise Alfred Pacquement, directeur du Musée national d’art moderne (MNAM), à Paris. Qui dit coup de foudre dit orage, ainsi avec Dubuffet. « Ils s’estimaient l’un l’autre à leur manière, rappelle Armande Ponge, ancienne directrice de la Fondation Dubuffet. Ce qui les réunissait, c’est une sorte d’ébullition, d’agitation, un caractère passionné qui a engendré éloignements et fractures. » La brouille serait liée au refus de Dubuffet de vendre à Cordier la série « L’Hourloupe ».
Donation à contre-courant
Même s’il affirme avoir « toujours dépensé de l’argent et jamais su en gagner », pour certains observateurs, le marchand fut un redoutable homme d’affaires, très doué notamment dans ses transactions immobilières. « Il a fait de très bonnes affaires, mais ce n’était pas un homme d’affaires, défend Jeanne-Marie de Broglie. Il a gagné de l’argent, mais n’a pas fait fortune. C’est un homme de conviction et non d’intérêt. » En fermant sa galerie en pleine crise, en 1964, le galeriste jette un pavé dans la mare avec une lettre d’adieu au vitriol dans laquelle il torpille les mécanismes de la spéculation, l’emprise de l’État, et la frilosité des collectionneurs français. Une missive encore d’actualité...
Jusqu’en 1977, Daniel Cordier sera marchand en chambre, constituant une vingtaine de grandes collections privées. Mais sa participation à une émission des « Dossiers de l’écran » consacrée à la Résistance change son destin. Sur le plateau de télévision, le Résistant Henri Frenay présente Jean Moulin comme un agent communiste. Cordier bondit, mais peine à le contrer. Il n’aura alors de cesse de se replonger dans l’Histoire, pour la relater, preuve à l’appui. Des cinq volumes qu’il ambitionne d’écrire sur Jean Moulin, il n’en publiera finalement que trois.
L’année 1989 sera doublement cruciale, puisqu’elle coïncide avec la publication du premier tome de Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon (éd. Jean-Claude Lattès) et l’exposition de sa donation au Centre Pompidou, à Paris. Deux gestes fous qui susciteront leurs lots de débats. Côté Résistance, certains hurlent qui au règlement de comptes, qui au pinaillage. « La caractéristique de Daniel, c’est la querelle entre les historiens et les témoins, analyse le Résistant Raymond Aubrac. Cordier a pris la position la plus orthodoxe des historiens, en accordant toujours la plus grande importance au document. Il aimerait transformer les témoins en documents. Lui-même est un témoin qui se méfie des témoins. » À cette défiance s’ajoute celle de certains historiens comme Jacques Baynac. « La différence entre moi et les historiens, c’est que je fais mon devoir et eux leur carrière », réplique Cordier, ajoutant : « Ce n’est pas par vertu que j’aime la vérité. J’ai simplement découvert que le modèle absolu du romanesque, c’est la vérité. La vérité dans ses détails est plus bouleversante qu’un roman. Mais les gens s’intéressent plus à la projection de leurs croyances. » Après avoir produit des ouvrages d’historien, Cordier publiera en septembre prochain ses Mémoires de témoin, initiées en 1994.
Ses donations, constituées de plus de cinq cents œuvres au MNAM et initiées dès 1973, avant l’apothéose de 1989, apparaîtront non moins militantes. Quand il aime, Cordier ne compte pas. Pris dans le feu de l’action, il a ainsi acheté une compression de César et un Dewasne, rajoutés à la dot. Que Beaubourg ait accepté une donation presque donquichottesque, à contre-courant du goût officiel, ne manque pas de piquant ! Mais le collectionneur comprend toutefois, avec amertume d’après ses proches, que le musée ne montrera jamais sa donation au complet. S’il a pu imposer la présentation permanente de cinq artistes, parmi lesquels Réquichot, Öyvind Fahlström et Dado, il a vu l’essentiel migrer aux Abattoirs, Musée d’art moderne et contemporain de Toulouse. Malgré son dépit, Cordier s’est fait une raison. « Il n’a pas l’exigence de donateurs qui attendraient une reconnaissance, affirme Alain Mousseigne, directeur des Abattoirs. Il me demande tout le temps comment réagit le public. Il fait ce qu’il veut, est convaincu, mais en même temps il doute et sent encore le besoin d’appuyer. »
Précisément, il vient d’appuyer son geste en offrant six cents objets d’ethnographie. « La seconde donation est encore plus difficile à accepter. Cordier veut faire confronter ce qui relève de la culture et ce qui est laissé sur le bord de la route, observe le marchand Pierre Chave. Ce qu’il souhaite, c’est montrer des choses non montrables. » Le donateur a obtenu que cet ensemble ne soit jamais présenté seul dans un musée d’ethnologie, mais toujours avec sa collection d’art. « J’ai mis du temps à comprendre les raisons de mon attirance pour les objets quelconques, parce que c’est avec mon corps que je teste les œuvres d’art, explique-t-il. Avec le temps, j’ai découvert que ces formes élémentaires représentaient la structure originelle de mon goût. » Le goût d’un homme indépendant.
1920 : Naissance à Bordeaux.
1940 : Rejoint Londres.
1942 : Devient le secrétaire de Jean Moulin.
1956 : Ouvre sa galerie rue Duras, à Paris.
1964 : Ferme sa galerie.
1989 : Publication du premier tome sur Jean Moulin. La même année, donation de sa collection au Musée national d’art moderne à Paris.
2000 : Dépôt de la donation aux Abattoirs à Toulouse.
2008 : Nouvelle donation d’objets ethnographiques. Publication à l’automne de ses Mémoires.
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Daniel Cordier
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°276 du 29 février 2008, avec le titre suivant : Daniel Cordier