Art contemporain

APRÈS GUERRE

L’art tourmenté de Bernard Réquichot

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 16 mai 2024 - 846 mots

La brièveté de la carrière de l’artiste exposé au Centre Pompidou est inversement proportionnelle à l’énergie expressive et organisée qu’il injecta dans son œuvre.

Paris. Ayant mis fin à ses jours à l’âge de 31 ans après une carrière artistique qui dura à peine plus de six ans, Bernard Réquichot (1929-1961) n’échappe pas à la légende. Cependant, son destin à la Van Gogh ne fut pas couronné d’une gloire posthume. Bien qu’admiré par des artistes et des collectionneurs, son œuvre demeure largement méconnue du grand public. Pourtant, grâce au soutien infaillible de celui qui fut son galeriste, le célèbre résistant Daniel Cordier, le Centre Pompidou possède un ensemble important de ses travaux. L’exposition organisée par Christian Briend, conservateur en chef au Musée national d’art moderne, assisté de Manon Thibodot, met en évidence la singularité de Réquichot – celle-ci est-elle par ailleurs la raison de sa faible notoriété ?

Comment, en effet, aborder l’œuvre d’un artiste qui explore divers styles, figuration, surréalisme, cubisme, abstraction, et se joue des frontières entre la peinture, le collage, l’assemblage et la sculpture ? De plus, ce processus créatif implique souvent la destruction, comme en témoignent les collages réalisés à partir de toiles abstraites anciennes, raclées, découpées et collées sur d’autres supports. Ces collages ont ensuite évolué vers les « Reliquaires », de grandes caisses en bois remplies d’ossements, de racines, de mottes de papiers déchirés et autres amas de peinture à l’huile (La Maison du manège endormi, 1958-1959).

Chaos organique

En réalité, ce qui caractérise ce parcours fulgurant est la fièvre contagieuse qu’il dégage. Quelle que soit la technique employée, on y retrouve le même sentiment d’urgence, comme si la pensée et la main se bousculaient l’une l’autre pour traduire la révolte d’un corps et d’un esprit non apaisés. Afin d’appréhender la production plastique de Réquichot, il faut la considérer comme faisant partie d’un tout, intégrant ses écrits, sa pensée et sa vie. Pour reprendre ses propres termes dans une lettre adressée à Daniel Cordier en 1953 (catalogue raisonné), il s’agit d’expériences « psycho-plastiques ». Cherchant à exprimer un chaos organique, l’univers de l’artiste est constamment agité.

Si la première œuvre de l’exposition (Sans titre, huile sur toile, 1950) laisse entrevoir un face-à-face entre un nu masculin et une créature à l’anatomie fantasque – sa version d’un Minotaure –, cette représentation évolue, sous l’influence du cubisme et de la rencontre avec Jacques Villon, vers la série des « Bœufs » (1952). Ici la figure géométrisée ne conserve qu’une ressemblance résiduelle avec le corps animal.

Puis, aux diagonales qui parcourent les toiles se substitue un magma composé d’excroissances de toute sorte comme dans Paysage étoilé (1955), exécuté à l’huile et avec papier entoilé découpé, cousu et collé sur la surface. Sans doute l’œuvre de Jackson Pollock, que l’artiste a pu voir à l’exposition bien nommée « Véhémences confrontées » (en 1951 à la galerie Nina Dausset, Paris), n’est-elle pas étrangère à ces all-over matiéristes. De même, d’autres travaux, composés à partir de « nœuds » irréguliers, inachevés, entrelacés, qui se chevauchent et s’entrecroisent, forment des espaces superposés et brouillés et aboutissent à un tissu d’« incertitudes », rappellent la technique de dripping du peintre américain. Ainsi, avec Erotomachie. Abords névrotiques (1956), les éclaboussures, les giclures, les dégoulinades forment des réseaux nerveux qui animent d’un bout à l’autre la toile. Ailleurs, l’énergie qui jaillit de la peinture suggère des forces expansives qui débordent la surface passive de l’œuvre, se projettent dans un espace infini (Traces graphiques, 1957). Toutefois, malgré l’aspect abstrait qui domine son travail, Réquichot ne renie pas la figuration, il l’enfouit. Outre des collages réalisés à partir d’images de magazines, sa peinture est remplie de formes suspendues qui suggèrent des fragments du monde animal, ou de lignes en spirale qui évoquent des racines végétales. Dans ses écrits, l’artiste parle de son rapport avec la nature, pour lui l’origine de son art. D’ailleurs, on trouve dans les Reliquaires des objets divers qu’il récolte durant ses promenades. Reliquaires que Roland Barthes compare aux « ventres ouverts, des tombes profanées » (1). Le corps humain ou plutôt l’intérieur de ce corps, est mis à nu dans Nekonk tanten tank mana (1959-1961). Réquichot a cherché pendant deux ans le procédé à la source de cette sculpture-relief : des anneaux de rideau en polystyrène blanc, achetés au BHV et collés deux à deux. Ces tuyaux forment une spirale, ou plutôt des circonvolutions, à l’image de viscères. Cependant, ce réseau inextricable a peu en commun avec les planches des atlas anatomiques. Là où les ouvrages scientifiques cherchent à démontrer les connexions logiques et la perfection qui ordonne le fonctionnement biologique de l’homme, l’accumulation d’éléments organiques perd ici sa lisibilité pour devenir un amas corporel avachi et mou. Les boyaux s’amalgament et se transforment en un énorme « sac de nœuds » déchiré et éclaté. En dernière instance, l’œuvre de Réquichot trahit le sentiment de désarroi face à la machine humaine. Elle exprime ainsi la souffrance d’un homme pour qui le geste artistique s’inscrit davantage dans le registre existentiel que dans celui esthétique. C’est sans doute la raison pour laquelle cette œuvre est bouleversante.

(1) « Réquichot et son corps » in Bruxelles, La Connaissance, 1973.

Bernard Réquichot, Je n’ai jamais commencé à peindre,
jusqu’au 2 septembre, Centre Pompidou, musée, niveau 4, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : L’art tourmenté de Bernard Réquichot

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