Art ancien

XVIIE-XXIE SIÈCLE / VISITE GUIDÉE

Zurbarán, icône de la modernité

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 15 janvier 2025 - 1141 mots

Le Musée des beaux-arts de Lyon offre de redécouvrir son « Saint François d’Assise » à travers l’histoire de ce tableau et sa réception exceptionnelle depuis le XIXe siècle.

Lyon. En 2021, le Musée des beaux-arts de Lyon avait rassemblé les trois versions des Baigneuses de Picasso, réalisées en 1937. Fidèle à la politique de valorisation de sa riche collection, le musée réitère cette démarche en mettant en lumière son œuvre emblématique, Saint François d’Assise de Francisco de Zurbarán (1598-1664, [voir ill.]). Acquise dès 1807, à peine quatre ans après l’ouverture du musée, cette toile datée de 1636 continue de captiver le public et les artistes. Ici, elle est confrontée à deux autres versions, similaires mais non identiques, provenant respectivement du Museu Nacional d’Art de Catalunya (Barcelone) et du Museum of Fine Arts de Boston (Massachusetts). À Lyon, chacune de ces toiles bénéficie d’un espace suffisant autour d’elle pour que ses singularités se voient et la distinguent des autres. Ce « triptyque » est accompagné d’autres tableaux de l’artiste espagnol, dont le magnifique Agneau Dei (1632), agneau aux pattes liées, la Nature morte aux pots (1650-1660) qui anticipe par son immobilité intemporelle l’esthétique de Giorgio Morandi, ainsi qu’une Sainte Face (1658) évanescente.

L’objectif principal de cette exposition, ainsi que l’indique Sylvie Ramond, directrice du musée, est de « proposer aux visiteurs d’explorer les ressorts et les sources de cette création si originale, à l’aune de l’œuvre de Zurbarán et de celle de ses contemporains, mais aussi de donner à voir son importante réception auprès des artistes, du XIXe siècle à aujourd’hui ». Ainsi, le parcours oscille entre l’angle historique et l’approche formelle.

Pour saisir la singularité de cette œuvre, les visiteurs peuvent s’appuyer sur des panneaux pédagogiques ou sur un catalogue riche et détaillé – bien que parfois répétitif. On y apprend notamment que cette manière de représenter saint François s’inscrit dans une iconographie nouvelle, principalement ibérique, qui se démarque de la tradition italienne liée à Giotto (1266/1267-1337). Contrairement à l’image populaire du saint entouré d’oiseaux, exposant ses stigmates au spectateur, les peintres espagnols optent pour une mise en scène inspirée d’un récit légendaire : selon une vision attribuée au pape Nicolas V, saint François, debout, bien que mort depuis deux siècles, lui serait apparu indemne, avec des traces de sang fraîchement coagulé sur les stigmates. Ce miracle supposé a engendré de nombreuses interprétations picturales, par Jacques Blanchard, Laurent de La Hyre ou Pierre Jacques Cazes, le décrivant souvent avec moults détails et empreintes de théâtralité, qui séduisaient par leur côté spectaculaire. À l’inverse, Zurbarán évite tout effet anecdotique et en offre une représentation austère et puissante. Sur un fond sombre, isolé, les yeux tournés vers le ciel, le saint, absorbé dans une méditation profonde, semble appartenir à un autre monde. Avec lui, le peintre réalise une figure impossible : un spectre dans un corps robuste, construit en volumes vigoureux, quasi géométriques.

C’est sans doute par la tension entre monde matériel et sphère spirituelle, entre ombre et lumière que cette œuvre a attiré les artistes. Mais déjà du vivant de Zurbarán, le succès remporté par son Saint François a donné lieu à deux autres versions exécutées par le peintre et son atelier.

La postérité du « Saint François » de Zurbarán

Au début du XIXe siècle, ce sont surtout les créateurs lyonnais – Fleury Richard, Alexandre Séon –, en contact direct avec l’œuvre, qui en ont été inspirés. Graduellement, grâce aux gravures, l’image se répand tout en restant dans le domaine religieux. Mais, et c’est la section la plus stimulante du parcours, c’est avec les travaux les plus récents que l’œuvre iconique de Zurbarán est investie d’autres formes de sensibilité. Ainsi, les six photographies d’Éric Poitevin (Sans titre, 2021) reproduisent l’œuvre en accentuant tantôt son côté sombre tantôt son côté lumineux : saint François est plongé dans l’obscurité ou dilué dans le blanc. Frontales et hiératiques, ces images remontent à la surface. Pierre Buraglio, quant à lui, rend hommage à Zurbarán en copiant des détails de Saint François– la bure ou l’ombre portée du saint. L’artiste, qui transforme ces détails en éléments autonomes, considère que copier, c’est mieux voir. Ailleurs, les peintres François Bard (Sous la pluie, 2019), Owen Kydd (Moth, 2015, [voir ill.]) ou Djamel Tatah (Sans titre, 2012) mettent en scène des anonymes, isolés, dépouillés de toute expressivité. Ils sont là, figures simplifiées, condensées, portant la capuche comme un uniforme. Malgré ce signe de reconnaissance, les personnages ne semblent pas pris dans un tissu social. Ni copies ni reproductions, ces images respirent la vacuité. Puis, on découvre l’œuvre glaçante d’Andres Serrano, où la capuche devient une cagoule, un moyen terrifiant au service de la torture (Sans titre, XI X2 X3, 2015).

Ludmila Virassamynaïken, conservatrice et commissaire de l’exposition, remarque que l’œuvre de Zurbarán, « à la lisière entre vie et mort […] a ouvert la voie à une kyrielle de créateurs». Visiblement, ces derniers ont choisi leur camp. Le parcours s’achève néanmoins sur un contre-point original : un « défilé de mode », soit une série de clichés qui rappellent que Balenciaga, Madame Grès ou Azzedine Alaïa ont été sensibles à la simplicité minimaliste de Zurbarán, à la fluidité élégante de ses drapés.

Une exposition, Deux propos : un de trop  

Expologie. Le musée entend donc « explorer les ressorts et les sources » du Saint François de Zurbarán, « mais aussi prendre la mesure de la réception du tableau du XIXe siècle à aujourd’hui ». Si cette double intention est louable, la mise en œuvre laisse un goût d’inachevé. N’aurait-il pas été plus approprié de ne traiter que l’un des sujets et lui donner plus d’ampleur ? Malgré le livret – fort bien rédigé – qui reprend en partie les panneaux de salles, le déroulé du premier thème, celui sur les conditions de la création du tableau, aurait mérité plus de pédagogie et de consistance. Il aurait ainsi été plus didactique de commencer par montrer l’iconographie traditionnelle de saint François en Italie avant d’expliquer le sujet qui a inspiré Zurbarán : la découverte miraculeuse du corps intact par Nicolas V, deux cent vingt ans après sa mort. Ensuite exposer quelques-uns des 50 Saint François peints par Zurbarán et son atelier (le parcours en présente deux), et terminer par le clou du spectacle, les trois versions du célèbre tableau. Le faible nombre d’œuvres dans chaque section ne permet pas de bien prendre la mesure du thème de ces sections. Si le dépouillement (pour ne pas dire la tristesse) des salles du parcours plongées dans l’obscurité fait écho au ténébrisme du Siècle d’or espagnol, un peu plus de profusion baroque aurait été bienvenue.La seconde partie, sur l’engouement suscité par le tableau depuis le XIXe siècle, est passionnante, mais là aussi on reste sur sa faim. Le thème formel de la robe de bure et du sweat à capuche est riche. Il appelle une exploration plus vaste pour satisfaire la curiosité du visiteur. Jean-Christophe Castelain

Zurbarán. Réinventer un chef-d’œuvre,
jusqu’au 2 mars, Musée des beaux-arts, 20, place des Terreaux, 69001 Lyon.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°647 du 17 janvier 2025, avec le titre suivant : Zurbarán, icône de la modernité

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