Le siècle d’or espagnol a aussi compté des sculpteurs de grand talent chargés, par les commanditaires religieux, de susciter l’émotion chez les fidèles. Leurs créations rivalisent de beauté tragique et de réalisme avec la peinture.
L'art ancien espagnol est décidément bien mal connu. À la reconnaissance tardive des grands maîtres de la peinture du siècle d’or, encore si mal représentés dans les collections européennes hors d’Espagne, s’ajoute en effet la méconnaissance presque totale des grands sculpteurs contemporains de Francisco Ribalta (1565-1628), Diego Velázquez (1599-1660) ou Francisco de Zurbarán (1598-1664).
C’est donc pour combler cette lacune de l’histoire de l’art qu’a été montée cette remarquable exposition de la National Gallery, à Londres. Son commissaire, Xavier Bray, regrette toutefois qu’elle n’ait pas trouvé de point de chute pour une tournée en France. Nombreuses sont en effet les œuvres présentées à avoir fasciné les amateurs français, notamment quelques-uns des tableaux ayant appartenu à l’éphémère galerie espagnole de Louis Philippe au Louvre, dispersée à Londres en 1853.
Las ! Il faudra donc se rendre à Londres pour découvrir ce pan méconnu de l’art espagnol, profondément empreint de religiosité. Dans le contexte espagnol du XVIIe siècle et du fait de l’influence de la Contre-Réforme, les confréries religieuses étaient alors les principaux commanditaires. C’est pour elles que les artistes ont tâché de retranscrire au plus près la réalité des scènes religieuses, y compris de la Passion du Christ, afin de susciter l’émotion du fidèle.
L’influence des peintres sur les sculpteurs ibériques
Prenant le parti de réhabiliter des sculpteurs encore mal connus des historiens de l’art hors de la péninsule Ibérique, l’exposition ne se contente pourtant pas de juxtaposer quelques œuvres peu vues hors d’Espagne. En les confrontant à quelques chefs-d’œuvre de la peinture, Xavier Bray établit ainsi un dialogue qui permet de montrer à quel point peintres et sculpteurs ont manifestement entretenu d’étroites relations artistiques. Prouvant même que les seconds ont souvent influencé les premiers dans l’expression d’un réalisme exacerbé propre à l’image religieuse catholique. Car, et c’est l’un des premiers enseignements de cette exposition, peintres et sculpteurs ne vivaient pas dans deux milieux isolés.
Paradoxalement, dans un système très strict régi par les guildes, la division du travail a finalement été propice aux échanges. Alors que la sculpture polychrome était très appréciée des commanditaires religieux, les sculpteurs n’avaient pas le droit de peindre leurs œuvres. Une fois recouvertes d’un enduit blanc, un gesso, elles étaient ensuite confiées à des peintres professionnels chargés de leur « donner vie ». L’exécution de leur polychromie est ainsi devenue l’un des passages obligés des jeunes peintres lors de leur apprentissage.
Francisco Pacheco, auteur d’un célèbre Arte de la pintura (1649), vademecum de l’art de peindre la sculpture, a ainsi formé à cet art dans son atelier de Séville de nombreux artistes, dont Diego Velázquez et Alonso Cano (1601-1667). Les sculpteurs n’en étaient pas moins respectés pour leur travail, et certains d’entre eux acquirent une réelle notoriété. Ainsi du Sévillan Juan Martínez Montañés (1568-1649), surnommé le « dieu du bois », dont Velázquez a peint le portrait en gentilhomme (1635-1636, Madrid, musée du Prado). Velázquez n’a par ailleurs jamais caché son inclination pour l’art de la sculpture. L’une de ses toutes premières peintures, exécutée à 19 ans pour obtenir son brevet de peintre, représente ainsi une Immaculée Conception d’une facture très sculpturale (vers 1618-1619, Londres, National Gallery) proche de la Vierge sculptée par Montañés et peinte par Pacheco (vers 1620, Séville, église de l’Assomption). L’analyse du drapé de Velázquez a laissé apparaître de nombreux repentirs destinés à tempérer son mouvement initial pour figer davantage la Vierge dans une attitude de statue.
Faut-il parler d’œuvres peintes ou de sculptures polychromes ?
Incontestablement, peintres et sculpteurs rivalisent alors pour représenter de manière la plus fidèle la réalité, éternel débat de la hiérarchie entre les arts. Une œuvre résume alors ce débat. Dans son Saint Luc contemplant la crucifixion (vers 1630-1640, Madrid, musée du Prado), Zurbarán représente saint Luc, l’évangéliste considéré comme le patron des artistes, tenant pinceaux et palette devant une crucifixion. Mais ce Christ en croix est-il une œuvre peinte ou une sculpture polychrome ? En maître de l’illusionnisme, le peintre ne lève pas l’ambiguïté.
Dans ce registre, les sculpteurs ont indéniablement fait preuve d’une étonnante habileté. En témoigne la sculpture grandeur nature d’Ignace de Loyola, patron des Jésuites, commandée à l’occasion de sa béatification au duo Montañés et Pacheco (1610, Séville, église de l’Annonciation). Exécutée d’après le masque mortuaire de Loyola, la sculpture est d’un vérisme terrifiant. Elle appartient aussi à la catégorie des imagen de vestir [lire l’encadré], seules la tête et les mains étant sculptées et peintes, le reste du corps étant seulement esquissé, car destiné à être recouvert d’un vêtement.
Zurbarán, le maître absolu de l’illusion
Si les sculpteurs n’hésitent pas à utiliser des éléments rapportés (ongles, os, ivoire ou larmes de cristal) pour donner le sentiment de vie, la peinture de Zurbarán opte quant à elle pour le dépouillement. L’exposition réunit ainsi quelques-unes des images les plus fortes de l’artiste, conçues autour de la figure de saint François d’Assise. Ainsi du Saint François d’Assise en extase (1640, Barcelone, Musée national d’art de Catalogne), dans lequel Zurbarán s’approprie le récit du miracle du corps du saint.
Alors qu’en 1449 le pape Nicolas V vient lui rendre hommage, lui et son aréopage se retrouvent face à un corps mort mais debout dans sa tombe, ses stigmates saignant encore. Zurbarán opte alors pour une composition minimale, centrée sur le récit du miracle. L’image sera reprise en sculpture vingt ans plus tard par Pedro de Mena dans une œuvre qui n’avait jusqu’à présent jamais quitté la cathédrale de Tolède.
L’illusionnisme atteint son acmé avec le Christ en croix de Zurbarán, toile sculpturale (1627, Chicago, The Art Institute) qui n’avait pas été exposée en Europe depuis près de cinquante ans. Présentée jadis dans la pénombre d’une chapelle, elle semait le trouble chez les fidèles, incapables de savoir s’il s’agissait d’une peinture ou d’une sculpture. Celle-ci est mise en regard de manière exceptionnelle avec quelques rares chefs-d’œuvre de la sculpture illustrant avec crudité la Passion du Christ, thème central de cet art. Quelques-unes de ces sculptures sont encore exhibées lors des processions religieuses de la semaine sainte. Le saisissant Ecce homo dû à Gregorio Fernández (1576-1636) (1617, Valladolid, musée diocésain) où le corps du Christ, pourtant sculpté comme un athlète – Il existait à Valladolid une œuvre de l’italien Gianbologna connue des artistes –, est ainsi marqué de ses stigmates dans la matière, démontrant par là même que la sculpture permet de figurer des choses aisément intelligibles quand la peinture doit passer par le geste… Ainsi dans le Christ après la flagellation contemplé par l’âme chrétienne (vers 1628-1629, Londres National Gallery), tableau dans lequel Velázquez doit dérouler une palette rhétorique pour traduire un sentiment similaire…
Pedro de Mena (1628-1688) a été sans conteste l’une des figures majeures de la sculpture du XVIIe siècle. En témoigne sa Marie Madeleine méditant sur la crucifixion (1664, Madrid, musée du Prado), alliant virtuosité technique de la taille du bois et capacité à retranscrire avec retenue l’intensité des émotions, loin du dolorisme exacerbé traditionnel de la sculpture espagnole.
Ce goût du pathos a en effet animé de nombreux artistes, comme l’illustre le Christ mort de Gregorio Fernández (vers 1576-1636, Madrid, musée du Prado), œuvre susceptible de saisir d’effroi le fidèle. Une démarche opposée semble avoir animé Zurbarán, dont l’une des images les plus puissantes clôt cette exposition. Dans son Saint Sérapion (1628, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art), le peintre évoque l’atroce martyre du saint – qui a été démembré et éviscéré – en se concentrant sur la figure, dont les chairs verdies sont enveloppées dans son habit blanc immaculé, linceul occultant toute référence sanglante. Zurbarán livre ici une grande leçon de peinture, qui corrobore la conviction de Xavier Bray : ce débat entre peintres et sculpteurs quant à la supériorité de leur art respectif a abouti à la création de « sculptures peintes de manière exceptionnelle et à des peintures remarquablement sculpturales ».
Complément de visite, en galerie
Spécialiste de l’art baroque et pourvoyeuse d’œuvres pour de nombreux musées, la galerie londonienne Matthiesen propose un intéressant prolongement à l’exposition de la National Gallery. Après avoir écumé l’Espagne et sondé les collectionneurs privés, l’équipe de Patrick Matthiesen est parvenue à réunir une trentaine de pièces sculptées espagnoles, datées entre 1550 et 1750. Soit une période chronologique plus large que celle exposée à la National Gallery, mais qui présente une bonne synthèse de l’art de la sculpture espagnole, mal représentée dans les collections publiques.
Malgré la diversité de la qualité de ces œuvres, toutes ont été passées au crible de l’analyse des experts, qui ont compilé leurs travaux dans un épais catalogue. L’amateur pourra y apprécier des sculptures dues à Juan de Mesa, Alonso Cano, Gregorio Fernández, Juan Martinez Montañés ou Pedro Roldan.
Le saint Antoine de Pedro de Mena, un petit chef-d’œuvre
Une pièce mérite à elle seule la visite. Elle représente une réduction de ces imagen de vestir, ou figures articulées destinées à être vêtues de véritables vêtements et montrées lors des processions de la semaine sainte. Leur réalisation était ainsi moins coûteuse que celle des figures entièrement sculptées. Attribué à Pedro de Mena, ce petit saint Antoine de Padoue en bois présente un corps simplement esquissé dans la matière alors que visage, mains et pieds sont peints et sculptés avec une grande finesse. Tout comme les grandes sculptures vêtues de ce type présentées à la National Gallery.
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En Espagne au XVIIe
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1556
Mort d’Ignace de Loyola fondateur des Jésuites.
1609
Expulsion des 300 000 morisques.
1618
Naissance de Murillo.
1648
Reconnaissance de l’indépendance des Provinces-Unies.
1656
Les Ménines.
1659
Le traité des Pyrénées met fin à la guerre franco-espagnole et marque l’arrêt de l’hégémonie espagnole en Europe.
1660
Mort de Diego Velázquez (né en 1559).
1700
Début de la guerre de la Succession d’Espagne.
Autour de l'exposition
Informations pratiques. « The Sacred made real, Spanish Painting & Sculpture, 1600-1700 [Le Sacré rendu réel. La peinture et la sculpture en Espagne au XVIIe siècle] », jusqu’au 24 janvier 2010. The National Gallery, Trafalgar Square, Londres. Tous les jours de 10 h à 18 h, et jusqu’à 21 h le vendredi. Tarif : 5 et 10 € environ (possibilité de réserver en ligne). www.nationalgallery.org.uk
L’exposition à voir à la Matthiesen Gallery. «The Mystery of Faith : an Eye on Spanish Sculpture 1550-1750 [Le Mystère de la foi : coup d’œil sur la sculpture espagnole] », jusqu’au 18 décembre 2009. Entrée libre. Matthiesen Gallery, 7/8 Mason’s Yard, Duke Streat Saint James’s, Londres, www.matthiesengallery.com.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°619 du 1 décembre 2009, avec le titre suivant : En Espagne au XVIIe