En France, le peintre anglais avait réussi à se faire oublier, alors même qu’il est resté célèbre en Grande-Bretagne. Dans une grande rétrospective, le Petit Palais nous invite à le redécouvrir, en omettant un détail : certains le tiennent pour coupable des meurtres jamais élucidés de Jack l’Éventreur, commis à Londres en 1888.
Parfois des music-halls aux reflets sombres, d’autres fois des paysages lumineux de Dieppe ou de Venise. Bizarre, bizarre. Des portraits qui ne sont guère jolis et semblent parfois des visages de cire en train de fondre, où l’auteur se fiche visiblement de plaire au modèle. Vous avez dit bizarre ? Des nus, gros ou maigres, couchés sur des lits de fortune, dans une atmosphère trouble. Une peinture intitulée La Chambre de Jack l’Éventreur ; une série autour d’un meurtre sordide commis dans le quartier londonien de Whitechapel. Comme c’est bizarre. Les tableaux de Walter Sickert pourraient bien être des pièces à conviction pour les crimes jamais élucidés de Jack L’Éventreur, et lui-même être reconnu coupable de ces sanglants assassinats perpétrés sur des prostituées à Londres en 1888. Vous trouvez ce jugement posthume un peu rapide et tiré par les cheveux ? Pourtant, « dans le monde anglo-saxon, cette rumeur est très connue du public », observe Clara Roca, conservatrice chargée des collections d’arts graphiques et de photographies des XIXe et XXe siècles au Petit Palais et commissaire de l’exposition que la Ville de Paris inaugure au Petit Palais le 14 octobre 2022. En 2021, une exposition autour de cette question avait même été présentée par la Walker Art Gallery de Liverpool. En France, cependant, le peintre s’est fait peu à peu oublier après la Première Guerre mondiale. Si bien que ce dernier s’invite au Petit Palais à pas feutrés en évitant le scandale, comme un véritable gentleman.
Être accusé des crimes de Jack l’Éventreur l’aurait du reste sans doute fortement amusé. Son amie l’artiste Marjorie Lilly, qui a fait sa connaissance en 1917, a confié que le peintre était obsédé par l’assassin. Elle « déclarera plus tard dans un entretien que, lorsqu’il pensait à Jack l’Éventreur, Sickert “faisait une crise” ». « Il sortait sa lanterne bullseye [une lampe utilisée par les enquêteurs de police travaillant sur des meurtres], s’affublait d’un mouchoir rouge et d’une casquette qu’il s’enfonçait sur les yeux (des témoins ayant affirmé avoir aperçu un homme qu’ils pensaient être Jack l’Éventreur porter ces accessoires) », relate l’historienne de l’art Anna Gruetzner Robins dans le catalogue de l’exposition de la Tate Britain et du Petit Palais. Un jour, alors que deux jeunes femmes s’écrient avec terreur « Jack l’Éventreur ! » en l’apercevant dans la pénombre, le peintre exulte ! Il faut dire que Walter Sickert nourrit une passion pour le théâtre. Il adore jouer des rôles. Ce peintre né en 1860 à Munich d’un père artiste d’origine danoise et d’une mère fille cachée d’un astronome anglais et d’une danseuse irlandaise, arrivé en Angleterre avec sa famille en 1868, commence une carrière d’acteur avant de se lancer dans la peinture, sous l’aile de James Whistler, dont il devient l’assistant en 1882 et qui lui apprend à peindre et à graver. De ce premier amour pour la scène, Sickert gardera un goût prononcé pour le déguisement, apparaissant un jour vêtu comme un dandy, un autre en guenilles. Dans ses autoportraits, qui ouvrent l’exposition du Petit Palais, ce caméléon se représente aussi bien les cheveux longs que rasés, une fois avec un chapeau melon, une autre avec des lunettes dont il n’avait nul besoin ; ici avec une barbe pointue, là avec une barbe carrée. Force est de reconnaître que son talent pour se travestir aurait pu être fort utile à quiconque aurait voulu échapper à Scotland Yard. « Ses amis, ses étudiants même, n’ont de cesse de s’étonner des changements d’apparence incessants de l’artiste », raconte Clara Roca.
Comme si Walter Sickert, dont le nom de scène avait été Nemo, c’est-à-dire « personne » en grec – un nom qu’utilise aussi Jack l’Éventreur pour signer une lettre, reprenant la ruse d’Ulysse après avoir crevé l’œil du cyclope qui clamait que son insaisissable agresseur était « personne » – avait préparé le terrain pour devenir un suspect idéal. S’il ne fut pas inquiété de son vivant, on l’a inculpé pour les crimes de Jack l’Éventreur dans les années 1970, une trentaine d’années après sa mort. Mais c’est surtout l’ouvrage de la romancière d’intrigues policières à succès Patricia Cornwell, Jack l’Éventreur, affaire classée. Portrait d’un tueur, qui donne en 2002 un écho considérable à ces soupçons. L’autrice de best-sellers a dépensé quelque sept millions de dollars de sa fortune personnelle pour son enquête, achetant une trentaine de tableaux de l’artiste et une partie de sa correspondance, sur laquelle elle a fait prélever de l’ADN afin d’en comparer un échantillon avec celui retrouvé sur les timbres des lettres signées Jack l’Éventreur. Ces analyses laisseraient entendre que l’ADN du tueur en série pourrait être celui de Sickert. Pis, le papier à lettres qu’ils utilisaient serait le même. La romancière tiendrait même le mobile des crimes : une aversion viscérale pour la gent féminine. Walter Sickert a en effet subi des opérations délicates dans son enfance qui, selon Patricia Cornwell, seraient des interventions chirurgicales douloureuses liées à une « fistule » au pénis qui l’auraient rendu incapable de relations sexuelles, ce qui aurait fait naître chez lui cette haine profonde des femmes…
De quoi donner des frissons ! Seulement voilà : comme le souligne le biographe du peintre Matthew Sturgis, celui-ci était absent de Londres au moment où les crimes ont été commis, entre août et octobre 1988. Il séjournait à Dieppe, avec Edgar Degas, qu’il avait rencontré à Paris cinq ans plus tôt et avec lequel il avait noué une amitié indéfectible, qui avait éclipsé l’influence de Whistler.
Sans doute la personnalité et les coups d’éclat de Walter Sickert ont-ils pu faire de lui un coupable idéal. Aux côtés de Degas, le peintre s’affranchit de l’influence de Whistler et change de style. Il se met à superposer les couches de peinture, et à représenter les arts du spectacle, notamment des music-halls. Si le sujet semble familier au public parisien, qui connaît Toulouse-Lautrec, il semble très inconvenant outre-Manche, où la société victorienne reste corsetée. Or, Sickert aime le scandale qui, à défaut de lui permettre de vendre ses toiles, lui assure une notoriété certaine. Surtout, il aime se fondre dans différents milieux. Ce peintre, qui a épousé la riche Ellen Cobden, fille d’un important homme politique libéral, se plaît à fréquenter ces lieux subversifs et se fondre dans toutes les couches de la société. Quand sa première épouse le quitte en 1895, pour cause d’adultère – de quoi remettre au passage sérieusement en question l’hypothèse d’impuissance énoncée par Patricia Cornwell –, il n’hésite pas à vivre en concubinage à Dieppe avec la doyenne du marché aux poissons. À la même époque, il fréquente les cercles artistiques et peint des paysages dont la délicatesse des jeux de lumière évoque les toiles d’un Monet. Comme c’est bizarre… Jack l’Éventreur, qui s’exprimait dans ses lettres dans une langue argotique si colorée et raffinée par la diversité de son vocabulaire et de ses formules qu’on peut les croire écrites par un homme éduqué, semble avoir été doté d’une même aptitude d’homme caméléon en recherche de coups d’éclat !
Mais parmi les toiles de Sickert, ce sont surtout ses nus, qu’il peint dans des couleurs sombres et terreuses, sans l’idéalisme qui imprègne encore la peinture anglaise où nul Manet ou Bonnard n’a ouvert les esprits, qui éveillent dans la société victorienne un certain effroi. D’autant plus que, à partir des années 1900, Sickert éventre aussi dans ses tableaux le genre policé des « conversation pieces », ces scènes de la vie intime issues de la tradition anglaise du XVIIIe siècle où les peintres donnent à contempler le bonheur conjugal ou familial, en représentant pour sa part la complexité des relations humaines, et notamment celles entre les hommes et les femmes qui pourraient aller jusqu’au meurtre...
En 1907, Sickert s’inspire ainsi d’un fait divers qui défraie la chronique (le meurtre de la jolie Emily Dimmock, prostituée âgée de trente-deux ans, retrouvée égorgée le 12 septembre 1907 à Camden Town, vingt ans après les crimes jamais élucidés de Jack l’Éventreur) pour réaliser plusieurs dessins et tableaux où l’on voit une femme nue reposant sur un lit métallique, près de laquelle se tient un homme habillé, tantôt assis, tantôt debout. Si les œuvres évoquent l’univers de la prostitution et des rapports de domination, Sickert ne va jamais plus loin, mais l’angoisse émanant de ses toiles n’en est que plus prégnante. « Les tableaux du peintre laissent entier le mystère […]. Le caractère énigmatique et dérangeant de la série du meurtre de Camden Town est renforcé par le fait qu’il s’agit d’une affaire non élucidée et d’un crime sans punition. Marjorie Lilly se souvient d’ailleurs que l’artiste était particulièrement passionné par les crimes non résolus », écrit dans la monographie de référence de Walter Sickert (parue en juin 2021 aux éditions Cohen et Cohen) Delphine Lévy, spécialiste du peintre qui avait porté l’exposition du Petit Palais avant son décès brutal en 2020. Comme pour brouiller encore les pistes, les œuvres de la série prennent des titres changeants qui altèrent leur interprétation. L’une d’elles s’intitule en effet What Shall We Do for the Rent? (« Qu’allons-nous faire pour le loyer ? »), qui pourrait raconter le désarroi d’un couple après l’amour face à la pauvreté. Ainsi, une fois de plus, Sickert se dérobe. « Attrape-moi si tu peux », avait-il écrit sur un dessin – phrase qu’écrit aussi Jack l’Éventreur dans une lettre. Reste que les missives-canulars signées Jack l’Éventreur et envoyées à Scotland Yard par les Anglais passionnés par ses crimes non élucidés se comptent par centaines. On peut imaginer que Sickert ait été l’auteur de l’une d’elles, qu’il aurait ornée de dessins… Et, dans sa tombe, peut-être n’en finit-il pas de rire de ce dernier bon tour qu’il aura réussi à nous jouer même après sa mort.
L’exposition "Walter Sickert" au Petit Palais
S’il était célèbre en France à la Belle Époque, le peintre anglais Walter Sickert (1860-1942) tomba peu à peu dans l’oubli sur la scène artistique française, alors même qu’il est reconnu en Grande-Bretagne comme un peintre majeur. Dans une grande rétrospective conçue en partenariat avec la Tate Britain, le Petit Palais nous permet de redécouvrir cet artiste singulier, à la fois délicat et scandaleux, qui marqua de nombreux peintres anglais, notamment Lucian Freud ou Francis Bacon. Dans un riche parcours à la fois chronologique et thématique qui s’ouvre sur les étonnants autoportraits de cet artiste caméléon, on admire l’œuvre d’un peintre inclassable, capable de peindre des paysages vénitiens comme des nus disgracieux, de raconter une histoire en peignant une scène, de représenter le silence et la distance émotionnelle d’un couple ou encore, à la fin de sa vie qui s’achève en 1942, de transposer sur des toiles monumentales des photographies qu’il trouve dans la presse ou met lui-même en scène, comme dans la « Résurrection de Lazare, » qui clôt l’exposition, où il prend la pose du Christ.
Marie Zawisza
« Walter Sickert. Peindre et transgresser »,
du 14 octobre 2022 au 29 janvier 2023. Petit Palais, avenue Winston-Churchill, Paris-8e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, vendredi et samedi jusqu’à 19 h. Tarifs : 15 et 13 €. Commissaires : Annick Lemoine, Delphine Lévy et Clara Roca. www.petitpalais.paris.fr
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Walter Sickert, le peintre qui se cache derrière Jack l’Éventreur ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°758 du 1 octobre 2022, avec le titre suivant : Walter Sickert, le peintre qui se cache derrière Jack l’Éventreur ?