PARIS
Puisant en France aux sources de la modernité pour construire une œuvre personnelle, le peintre a donné naissance à un fécond courant figuratif britannique.
Paris. C’est à Delphine Lévy, directrice de Paris Musées disparue prématurément en 2020, que le peintre anglais Walter Richard Sickert (1860-1942) doit de retrouver, en France, sa place dans l’art du début du XXe siècle : après lui avoir consacré une exposition à Dieppe (Seine-Maritime) où il a longtemps vécu, elle a rédigé sa biographie et lancé les pourparlers avec la Tate Gallery de Londres pour la coproduction de cette rétrospective. Elle est d’ailleurs citée parmi les commissaires scientifiques français, au côté de Clara Roca, conservatrice au Petit Palais, qui a poursuivi son travail.
En quelque cent cinquante œuvres apparaît toute la complexité d’un artiste international qui a été le passeur entre Degas et les postimpressionnistes, avant d’inspirer des artistes figuratifs de la seconde moitié du XXe siècle tels Francis Bacon, Lucian Freud ou Frank Auerbach. David Hockney a témoigné de ce que, lorsqu’il était étudiant au Royal College of Art à Londres dans les années 1960, Sickert était encore regardé comme un dieu tout-puissant dont le fantôme hantait toute la création britannique. Mais de ce côté-ci du Channel, il était alors complètement oublié.
Pourtant, l’exposition du Petit Palais montre le lien profond entretenu par Sickert avec la France jusque dans les années 1920. En 1882, alors qu’il travaille dans l’atelier londonien de l’Américain James McNeill Whistler, le jeune Walter rencontre le peintre français Jacques-Émile Blanche. Grâce à ces deux relations, il peut visiter l’atelier d’Édouard Manet à Paris puis rencontrer Edgar Degas. Du premier, il n’oubliera pas la leçon du jeu de miroir dans Un bar aux Folies-Bergère (1881-1882). Du second il retiendra les cadrages et les effets de lumière dans les salles de spectacle – le music-hall sera l’un de ses thèmes favoris –, et l’importance du dessin dans la mise en place de la composition.
Devenu un membre de la scène artistique française, Sickert confie ses œuvres aux marchands Durand-Ruel puis Bernheim-Jeune, comme Pierre Bonnard et Édouard Vuillard, et participe aux divers salons parisiens et européens : en 1905, il expose au Salon d’automne non loin de la « cage aux fauves » où sont rassemblées les œuvres de Camoin, Derain, Manguin, Marquet, Matisse et Vlaminck. Lui se cantonne au postimpressionnisme : c’est à l’influence de Van Gogh qu’il doit l’audace du portrait Blackbird of Paradise (vers 1892). L’exemple de Degas puis de Bonnard le pousse à réaliser des nus féminins réalistes dans des poses souvent impudiques tandis que le compagnonnage avec Vuillard le mène vers des conversation pieces aux tons sourds et à l’atmosphère pesante.
Constamment en recherche de nouvelles techniques, celui qu’on qualifie souvent de « peintre pour les peintres » (il était d’ailleurs collectionné par ses confrères) franchit, à la fin de sa vie, un cap vers l’extrême modernité en peignant à partir de l’agrandissement de caricatures et de photographies de presse qu’il retravaille. À la grande consternation de ses contemporains déroutés par son audace, il anticipe ainsi le pop art, faisant preuve d’une géniale extravagance somme toute très britannique.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°599 du 18 novembre 2022, avec le titre suivant : Walter Sickert, ce peintre pour les peintres