PARIS
Vincent Delieuvin est conservateur au département des Peintures du Musée du Louvre. Il prépare une exposition Léonard de Vinci au Louvre, au printemps 2012.
L’œil : Peintre, sculpteur, ingénieur, metteur en scène… Léonard de Vinci couvre plusieurs champs de la création. Est-ce lié à sa personnalité ou à la tradition des humanistes du XVe et du XVIe siècle ?
Vincent Delieuvin : C’est lié à sa personnalité. Nombre d’artistes de la Renaissance faisaient partie de cercles humanistes et, à ce titre, étaient familiers des divers champs de la connaissance. Mais l’originalité de Léonard a été de couvrir lui-même la plupart de ces champs. Michel-Ange, par exemple, a mené des recherches en anatomie, tout comme Léonard, mais il n’a pas couvert l’ensemble des domaines que Vinci a étudiés. Plus que ses confrères, Léonard de Vinci a cherché à comprendre le monde, la nature, son organisation, son fonctionnement… Ce qui ne signifie pas qu’il a tout trouvé ! En peinture, par exemple, il a rencontré d’importants problèmes. Et un certain nombre de ses œuvres, comme La Cène, ou La Bataille d’Anghiari, peinte sur les murs du Palazzo Vecchio [à Florence], se sont abîmées de son vivant…
L’œil : Cela explique-t-il que peu de peintures nous soient parvenues ?
V. D. : Je ne le pense pas. Léonard est un homme d’expérience qui a une très haute opinion de l’art de la peinture. La peinture est pour lui l’aboutissement de multiples recherches. Parce que, pour peindre, il faut d’abord comprendre chaque élément qui va constituer le tableau. Si c’est un paysage, il lui faut étudier la terre, le ciel, la lumière, le sol, la couleur… Si ce sont des personnages, il lui faut comprendre l’anatomie, la façon dont le sang colore la peau, l’expression, etc. Et cela lui prend énormément de temps. Par ailleurs, Léonard est un peintre très lent dans l’exécution. C’est un perfectionniste.
L’œil : Les éléments du mythe Léonard de Vinci se mettent en place très tôt, de son vivant. Comment expliquer son aura, alors qu’il peint peu et travaille à la cour de Milan, qui n’est pas Florence ou Venise ?
V. D. : Venise et Florence ont été mises en avant par notre construction de l’histoire de l’art au XIXe siècle. Mais, n’exagérons pas, dans le contexte de la Renaissance, la cour de Ludovic le More est très importante, politiquement, économiquement et culturellement. Milan est un centre artistique prestigieux dans lequel les personnalités qui y vivent sont aussi importantes que Botticelli à Florence.
La Vierge aux rochers du Louvre, premier coup de maître de la carrière milanaise de Léonard, est extraordinaire par rapport à la création artistique de son époque. Et la fascination qu’a exercée ce tableau auprès des commanditaires a été immédiate. Les années milanaises [sujet de l’exposition de Londres] sont le moment où il forge sa réputation par des projets spectaculaires. Son projet de sculpture équestre du duc de Milan, qui n’a jamais été fondue, mais dont il a réalisé le modèle en terre, est extraordinaire. Selon les évaluations, le modèle mesurerait entre 5 et 7 mètres. Il était ainsi plus grand que les sculptures antiques, y compris celle de Marc Aurèle placée au Latran [à Rome]…
L’œil : Léonard de Vinci n’est-il pas un peu orgueilleux ?
V. D. : Il est conscient de ses capacités ; c’est un jeune homme de 30 ans qui a beaucoup d’ambition. Sa lettre envoyée au duc de Milan paraît en cela d’une incroyable outrecuidance ! Et pourtant, il est réellement capable de réaliser tout ce qu’il se vante de pouvoir faire.
L’œil : Léonard de Vinci est-il vraiment un autodidacte ?
V. D. : Tout à fait. Il vient d’un milieu aisé – son père est un notaire florentin qui a eu Léonard avant son mariage –, mais il n’a pas reçu une formation exemplaire, au sens des humanistes. Alors, il lit beaucoup, part à la recherche de manuscrits de l’Antiquité dans différentes villes et bibliothèques d’Italie… Et surtout il rattrape son absence de formation classique par l’observation de la nature et par l’expérience, l’expérimentation.
L’œil : Ne lui a-t-il pas manqué dans sa carrière une chapelle Sixtine ou des chambres vaticanes, à l’image de Michel-Ange et Raphaël ?
V. D. : Était-il seulement intéressé par ce genre de projets ? Il peint La Cène [à Milan], immense fresque qui est le point de départ de la grande peinture d’histoire occidentale. Il commence ensuite la grande fresque de La Bataille d’Anghiari mais après l’échec de sa réalisation technique, il est manifestement moins attiré par ce genre de créations.
Mais nous manquons d’éléments aujourd’hui pour le savoir vraiment. Léonard ne parle pas de lui dans ses carnets, ni de ses attentes ou de ses déceptions. En dehors de ses expériences, il ne relate que des événements anecdotiques ou ses dépenses quotidiennes… À partir de si peu, le reste n’est forcément que de l’interprétation.
L’œil : Après une période d’oubli aux XVIIe et XVIIIe siècles, les écrivains le redécouvrent au XIXe siècle. Ils en font alors un artiste « démiurge »…
V. D. : Particulièrement Michelet ! Mais c’est une construction de l’histoire. Au XIXe siècle, on est au début de toutes les disciplines, dont l’histoire de l’art, et Léonard fait alors figure d’incarnation parfaite de l’esprit de la Renaissance qui rompt avec le dogme religieux du Moyen Âge. Dans la construction de l’histoire de l’art, Léonard marque clairement un tournant.
L’œil : Le mythe Léonard de Vinci perdure-t-il encore ?
V. D. : Le mythe demeure encore aujourd’hui trop fort. On le ressent bien dans la salle de La Joconde au Louvre. Le Da Vinci Code, qui se veut fondé sur des éléments réels, a été un succès immense. Les gens sont toujours en attente de mystérieux, et il continue de paraître de nombreuses publications et des romans totalement absurdes. Cela délivre une image complètement fausse de Léonard de Vinci.
Quant aux études « sérieuses », il existe sur Léonard une bibliographie considérable. Ces publications partent dans des directions très variées. Certaines ont parfois un caractère un peu délirant (des géographes cherchent le paysage exact de La Joconde !), tandis que d’autres, en apparence moins spectaculaires et certainement moins sensationnelles, tentent de comprendre, à partir de l’étude des œuvres et des manuscrits, la vie et l’œuvre de l’artiste… et elles apportent bien des découvertes !
L’œil : Quel regard portez-vous sur l’engouement populaire autour de l’artiste ?
V. D. : Le délire autour de son personnage est impressionnant et nous fait perdre beaucoup de temps : La Joconde serait un homme, la sainte Anne la mère de Léonard, ses tableaux dissimuleraient des signes cachés… Autant d’absurdités qui nous éloignent de son art et de ce qui fait vraiment son originalité. L’œuvre de Vinci est éblouissante, mais pas pour ces raisons. À la lecture de son traité sur la peinture, on comprend qu’elle est pour lui une construction intellectuelle sérieuse, fondée sur la science, sur l’étude et l’observation de la nature… et sur rien d’autre. Rien n’est plus éloigné de la démarche artistique de cet homme – qui n’a cessé de vouloir créer des œuvres miroirs de la nature – que de cacher, crypter ou dissimuler.
L’œil : Peut-on encore faire des découvertes sur Léonard ?
V. D. : Des champs d’étude apparaissent selon les époques et les modes. Mais il y a encore, et ce depuis le XIXe siècle, des découvertes. Pour le projet d’exposition que nous préparons au Louvre [au printemps 2012] autour de la Sainte Anne, nous proposons de nouvelles perspectives en lien avec de récentes découvertes, comme ce document qui a été retrouvé en 2005 à la bibliothèque d’Heidelberg [en Allemagne] et qui, curieusement, est ignoré de nombreux spécialistes. Il s’agit d’un incunable contenant des lettres de Cicéron ayant appartenu à Agostino Vespucci, un fonctionnaire florentin de la fin du XVe siècle, proche de Léonard. Vespucci y a noté des commentaires dans les marges, sous forme de souvenirs. Dans l’une de ces lettres, Cicéron parle d’Apelle qui n’avait pas réussi à achever une œuvre, et Vespucci fait un rapprochement avec le travail de Léonard, et notamment avec le portrait de Lisa del Giocondo et la Sainte Anne. Or, le commentaire est daté d’octobre 1503, ce qui non seulement apporte une datation pour La Joconde, mais nous apprend qu’en 1503 la Sainte Anne est déjà commencée, alors que les spécialistes la datent soit de la période milanaise, vers 1508-1510, soit de la période française, en 1516 ou 1517. La Sainte Anne restant inachevée à la mort de l’artiste [en 1519], il s’agit donc d’un travail de vingt années sur lequel Léonard n’a jamais cessé de réfléchir et d’œuvrer.
Parallèlement, nous faisons des découvertes grâce aux images scientifiques faites au laboratoire. L’analyse de la collection de tableaux de Léonard conservée au Louvre, faite en 2008-2009, nous a permis de faire des découvertes fondamentales que n’avaient pas permises les anciennes images, certaines faites pourtant en 2002. La restauration apporte elle aussi beaucoup à la connaissance des œuvres. La restauration de la Sainte Anne, la première de ce type menée sur un Léonard de Vinci en France, nous permet ainsi de comprendre l’évolution de l’exécution peinte et l’extraordinaire qualité picturale de l’œuvre.
L’œil : Quel sera le sujet de l’exposition du Louvre au printemps prochain ?
V. D. : L’exposition sera centrée sur la Sainte Anne et la période durant laquelle le tableau a été peint. C’est une œuvre particulière. En 1501, première mention du travail de Léonard sur le thème de la Vierge à L’Enfant avec sainte Anne. En 1518, le tableau se trouve au Clos Lucé, où un visiteur la voit. En 1527, un poème en l’honneur de sainte Anne évoque le tableau inachevé…
Étudier la Sainte Anne revient à étudier la création de la maturité de Léonard. Et l’on ne peut pas travailler sur ce tableau sans évoquer les chantiers contemporains de celui-ci : La Joconde, le Saint Jean-Baptiste, la Léda, La Madone au fuseau… Mais aussi les copies qui ont circulé de par le monde et qui ne représentent jamais le tableau dans son état définitif, ce qui est étonnant ! En réalité, il s’agit plutôt de versions d’atelier que de copies qui, elles-mêmes, connaissent des transformations, des changements… nous livrant ainsi des témoignages sur les étapes intermédiaires du projet de Léonard.
Vasari, le premier, a dit que la Sainte Anne était un bouleversement dans l’histoire de l’art. L’exposition, qui comportera cent trente-sept œuvres : peintures, sculptures, dessins, gravures – dont des œuvres de Michel-Ange et Raphaël, des copies de Delacroix, Odilon Redon, un hommage de Max Ernst…– fera donc le point sur ce dossier complexe et passionnant.
Voir la fiche de l'exposition L'ultime chef-d'oeuvre de Léonard de Vinci, la Sainte Anne
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°641 du 1 décembre 2011, avec le titre suivant : Vincent Delieuvin : « Léonard de Vinci, plus que ses confrères, a cherché à comprendre le monde »