Grâce à leur arrière-grand-père, serf affranchi, qui a fait prospérer la famille, les frères Mikhaël et Ivan Morozov ont connu une vie fastueuse avant de tout perdre. Portrait de famille.
« Aucun [des Morozov] n’avait envie de raconter que leur arrière-grand-père, Vassili Morozov, avait été vendu par son propriétaire comme du bétail », raconte Natalia Semenova dans sa biographie de la fratrie. Né en 1770, le fils de ce Vassili, Savva, misa la maigre dot de sa femme pour s’établir comme fabricant de dentelles de soie. En 1821, l’entrepreneur put acheter la liberté de toute sa famille. Ils étaient vieux-croyants. Dans cette branche schismatique de l’église orthodoxe, les persécutions ont renforcé la cohésion communautaire. Des dynasties besogneuses et puissantes sont nées, presque toutes investies, comme les Morozov ou les Chtchoukine, dans l’industrie textile en pleine expansion.
L’un des petits-fils de Savva, Abram Abramovitch Morozov, épousa Varvara Alexéïevna Khloudova (1848-1917), une féministe idéaliste et cultivée. Le couple eut trois fils, dont les deux premiers sont les héros de cette histoire : Mikhaïl (1870-1903), Ivan (1871-1921) et Arseni (1874-1908). Lorsqu’il mourut fou en 1882, Abram légua à sa femme de quoi mener enfin à bien les projets qu’elle caressait : la fondation d’un hôpital psychiatrique, des œuvres d’éducation pour les enfants et les adultes, la construction de la première bibliothèque publique gratuite de Russie. Gardant toujours un œil sur l’industrie familiale, elle s’éprit pourtant d’un intellectuel brillant, le journaliste Vassili Mikhaïlovitch Sobolevski. Leur salon, fréquenté par les intellectuels et les artistes, était l’un des plus courus de Moscou. De leur amour libre naquirent deux enfants qui ne furent pas plus chéris de leur mère que ses trois premiers fils. Ceux-ci attendirent impatiemment leur majorité pour s’affranchir de sa tutelle et toucher l’héritage de leur père.
Le fantasque Mikhaïl se maria dès 1891 avec Margarita Kirillovna Mamontova (1873-1958) dont le père, ruiné, s’était suicidé. Si elles avaient grandi avec leur mère dans la pauvreté, Margarita et sa sœur Elena étaient entourées de la famille de leur père, les richissimes Mamontov, ainsi que de celle de Pavel Tretiakov (1832-1898), leur oncle. Amateur de théâtre, de musique et de ballet, Mikhaïl Morozov jouait des sommes folles, se piquait d’écrire et collectionnait les œuvres d’art. Sa bibliothèque comptait 40 000 volumes. Jovial et brillant mais aussi colérique, il mourut de ses excès. Pour obéir à ses dernières volontés, Margarita donna la plupart de la collection de Mikhaïl à la galerie Tretiakov. La jeune veuve anima dès lors la vie littéraire, politique et musicale moscovite, utilisant sa fortune pour soutenir des artistes, comme le musicien Alexandre Scriabine. Pendant dix ans, elle vécut une aventure discrète et passionnée avec le prince et philosophe Evgueni Troubetskoï. Après la révolution d’Octobre, elle dut abandonner ses dernières œuvres d’art, puis sa maison fut réquisitionnée. De ses quatre enfants, seul Mika, dont Valentin Serov avait peint un si beau portrait en 1901, resta en URSS où il fut traducteur d’anglais. Après sa mort, en 1952, Margarita et sa sœur Elena durent à de bonnes âmes de ne pas mourir de faim.
Des trois fils d’Abram, Ivan était le plus équilibré. Il dirigea sagement l’entreprise familiale jusqu’à la révolution d’Octobre. Il n’était pas encore majeur, en 1891, quand il acquit son premier tableau, un paysage hivernal de Piotr Levtchenko. En 1903, l’année de la mort de Mikhaïl, Ivan l’avait, pour la première fois, accompagné à Paris, faisant ses premiers achats au Salon de la Société nationale des beaux-arts. Il avait aussi rencontré Paul Durand-Ruel qui lui avait vendu La Gelée à Louveciennes d’Alfred Sisley (1873).
La même année, Ivan était tombé amoureux d’Evdokia (Dossia) Serguéïevna Kladovchtchikova, une chanteuse de cabaret de dix-huit ans qu’il épousa en secret en 1907. Ils avaient alors une fille de deux ans. Les biens des Morozov furent nationalisés en 1918 et le critique d’art Boris Ternovetz fut chargé d’établir l’inventaire de la collection avec son ancien propriétaire. En 1919, les parents et leur fille ne vivaient plus que dans trois pièces du palais. Mortifié, l’ancien industriel comprit que tout était perdu. Un jour, Ternovetz constata que les Morozov avaient disparu : ils avaient quitté clandestinement le pays. Désespéré, le collectionneur mourut en juillet 1921 à Carlsbad où il se soignait. L’année suivante, Dossia maria sa fille à Sergueï Konowaloff, le fils d’un autre industriel du textile descendant d’un serf affranchi et partageant les idées de Varvara et Ivan Morozov pour améliorer le bien-être des ouvriers. C’est leur descendant, Pierre Konowaloff, qui entretient aujourd’hui la mémoire des frères Morozov.
Des collections commencées à l’est
Collection. Mikhaïl Morozov est célèbre pour avoir importé en Russie le premier Gauguin (Te Vaa, La Pirogue, 1896) en 1900 et le premier Van Gogh (La Mer aux Saintes-Maries, 1888) en 1901. Mais on ignore généralement, en France, qu’il possédait également une collection d’œuvres russes allant des années 1870 à l’art contemporain. On en comptait 44 dans sa collection à sa mort. Il acheta ainsi plusieurs toiles de Mikhaïl Vroubel dont La Princesse-Cygne (1900). Il acquit aussi plusieurs études de Vassili Sourikov, peintre de scènes historiques, et le célèbre Trois Princesses du royaume souterrain de Viktor Vasnetsov (1884) qui avait été commandé par Savva Mamontov, l’oncle de Margarita Kirillovna Morozova. En 1918, Ivan possédait 430 œuvres russes présentées au rez-de-chaussée de son palais. Lorsque Serge de Diaghilev organisa au Grand Palais, à Paris, une exposition d’art russe en 1906, Ivan Morozov prêta plusieurs œuvres dont Neige de mars d’Igor Grabar (1904). Le collectionneur profita d’ailleurs de cette exposition pour acheter des vues de Versailles d’Alexandre Benois que les Français ont pu redécouvrir à l’exposition « Versailles Revival » en 2019-2020. Comme ceux de Mikhaïl, les goûts d’Ivan étaient éclectiques. De 1901 à 1918, il acquit des œuvres des Ambulants, l’école réaliste russe. Il a aussi été sensible à Vroubel : dans la salle de l’exposition de la Fondation Vuitton consacrée au paysage, la grande toile Lilas (1901) est exposée jusqu’au 10 octobre, les œuvres de Vroubel devant être ensuite décrochées pour partir à la rétrospective qui commencera le 2 novembre à la galerie Tretiakov, à Moscou. Il acheta des paysages impressionnistes de jeunesse de Mikhaïl Larionov, un tableau cézanien d’Alexandre Kouprine,Nature morte au plateau bleu (1914), et une série de feuilles de 1914 de Marc Chagall.Enfin, il ne faut pas oublier qu’il y avait encore d’autres amateurs d’art chez les Morozov. L’entrée de la première salle d’exposition est surmontée d’une sculpture, La Vague d’Anna Goloubkina (1902). Commandée par Savva Timofiéïévitch Morozov, cousin de Mikhaïl et Ivan, pour le théâtre d’Art de Moscou, elle fait l’objet d’une longue analyse dans le monumental catalogue.
Élisabeth Santacreu
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Un roman russe
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°574 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : Un roman russe