PARIS
Les deux cents œuvres de la collection Morozov actuellement exposées à la Fondation Vuitton racontent l’histoire des frères Mikhaïl et Ivan.
Exceptionnelle success story que celle des Morozov. Rien ne prédestinait en effet cette fratrie à devenir l’un des phares du « Siècle d’argent moscovite » (1890-1914). Car, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, leurs aïeuls vivaient plus que modestement comme serfs. C’est Savva, le fondateur de la lignée, qui force le destin en investissant les cinq roubles de la dot de son épouse dans des métiers à tisser. La soie et les étoffes qu’il confectionne font rapidement fureur et assurent sa fortune. Une fortune que les générations successives font prospérer et mettent à profit dans de généreux projets philanthropiques. Les Morozov sont également de très actifs mécènes qui soutiennent, entre autres, la jeune scène picturale. Les héritiers de l’empire industriel, Mikhaïl et Ivan, vivent littéralement immergés dans cet univers et sont formés à la peinture par Konstantine Korovine. Cette relation privilégiée et la tradition familiale forment le terreau idéal à la constitution d’une collection ambitieuse.
À peine sortis de l’enfance, Mikhaïl et Ivan commencent à bâtir leur collection en achetant à des artistes qu’ils connaissent tels Korovine ou Levtchenko. Le soutien à l’avant-garde russe sera sans faille puisque Ivan achètera plus tard des tableaux de Larionov et Gontcharova. Aujourd’hui, on dénombre plus de quatre cents œuvres russes dans la collection. Rapidement, Mikhaïl, l’aîné, jette aussi son dévolu sur la peinture impressionniste et postimpressionniste française. En l’espace de quelques années, il acquiert des œuvres de Manet, Rodin et Gauguin. Il transmet vite sa passion à Ivan, qui s’enthousiasme alors pour ces pionniers. Cette passion prend une tournure différente après 1903, date du décès brutal de Mikhaïl, à 33 ans seulement. Son frère redouble alors d’efforts pour poursuivre son entreprise. L’année suivante, il lui rend ainsi hommage en achetant un portrait de Jeanne Samary, qui fait pendant à un autre tableau de la vedette parisienne par Renoir et acheté par son frère avant son décès.
De par sa tonalité et la destinée de ses fondateurs, la collection Morozov a souvent été comparée à une autre saga russe mythique, celle de la collection Chtchoukine. Les deux familles ont en effet fait fortune dans le textile puis constitué des collections d’art moderne mirifiques, dont elles ont ensuite été spoliées par les Bolcheviques et qui ont été dispatchées dans les grands musées du pays. Autre point commun, ces deux ensembles abritent, à l’exception des peintres russes, les mêmes signatures : Picasso, Monet, Gauguin et Matisse, sans oublier Van Gogh. Bien qu’elle compte les mêmes noms, la collection Morozov est cependant souvent perçue comme moins audacieuse dans ses choix que sa jumelle. Un jugement à tempérer quand on sait que les Morozov ont été les premiers à acquérir et à faire venir en Russie des toiles de Van Gogh et Munch. Des acquisitions d’autant plus importantes que les spécialistes estiment qu’elles ont fortement contribué à forger la cote de Van Gogh et à le consacrer.
De la même manière que la collection Chtchoukine est indissociable de l’œuvre de Matisse, la collection Morozov est intimement liée à la figure du peintre nabi Pierre Bonnard. En 1902, Mikhaïl est le premier en Russie à découvrir son œuvre. Après son décès, son frère Ivan reprend le flambeau et le collectionne frénétiquement. Il acquiert pas moins de huit tableaux et lui confie la décoration de l’escalier d’honneur de son hôtel particulier. Cet ensemble décoratif dédié au thème des quatre saisons confère au palais moscovite une irrésistible atmosphère bucolique et édénique. Plus qu’aucune autre pièce de la collection, ce triptyque traduit la recherche d’harmonie menée par le mécène. Pensé comme une véritable expérience visuelle, cet ensemble monumental provoque une irrépressible sensation d’immersion dans un bain de couleurs et de lumière. Ce vaste dispositif décoratif, initialement complété par deux grands panneaux carrés, jouait un rôle de manifeste artistique à l’adresse des visiteurs.
Les œuvres de Cézanne tiennent une place tout à fait unique dans la collection Morozov. Fasciné par l’originalité de ce peintre, le collectionneur achète en effet dix-huit œuvres qu’il conserve jalousement dans un « cabinet secret », une sorte de salle des trésors jouxtant ses appartements privés. L’esthète accroche religieusement dans ce sanctuaire un condensé de toute sa carrière, de ses débuts sombres à ses derniers paysages à la frontière de l’abstraction. La présence de ces tableaux chez le collectionneur moscovite a joué un rôle important dans la diffusion de cette esthétique en Russie, car la jeune garde proche de Morozov pouvait venir admirer ces pépites. Cette découverte a même donné lieu à l’émergence d’une école « cézanniste » représentée par Machkov et Kontchalovski. Ces tableaux étaient si réputés en Russie qu’après la nationalisation de la collection, Le Fumeur et la Nature morte à la draperie ont rapidement intégré le prestigieux Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.
Atypique par son esthétique kitsch, le cycle décoratif de Maurice Denis est une étonnante carte blanche qui dit beaucoup de la relation de confiance et d’amitié qui liait Morozov à ses artistes de prédilection. En 1907, le mécène demande au peintre de réaliser un grand ensemble pour orner son salon de musique. C’est l’artiste qui propose le sujet de L’Histoire de Psyché « à cause de son caractère idyllique et mystérieux ». En s’inspirant du cycle peint par Raphaël à Rome, il livre une relecture moderne du mythe en cinq panneaux. Ce cycle, présenté au Salon d’automne, provoque une vive polémique mais enchante le commanditaire, qui qualifie ces tableaux de « perles de sa collection ». Quand l’artiste découvre sa création in situ, il est cependant déçu par l’effet général. Il retouche certaines compositions et propose à Morozov de compléter l’ensemble par de nouveaux panneaux, des vases à fond lapis-lazuli ainsi qu’un groupe de quatre sculptures en bronze doré patiné exécutées par Aristide Maillol.
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6 clés pour comprendre la collection Morozov
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : 6 clés pour comprendre la collection Morozov