Art moderne

XIXE ET XXE SIÈCLES

L’harmonie retrouvée de « La » Collection Morozov

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 4 octobre 2021 - 890 mots

PARIS

En quelques années, Mikhaïl et Ivan Morozov ont bâti deux collections d’art européen dans lesquelles figurent nombre d’œuvres mondialement célèbres. Parmi elles, des ensembles de Gauguin, Cézanne ou Bonnard qui ont été disloqués par l’URSS et sont aujourd’hui reconstitués à Paris.

La salle Cézanne dans l'exposition « La collection Morozov. Icônes de l’art moderne » à la fondation Vuitton © Photo Ludovic Sanejouand, 23 septembre 2021
La salle Cézanne dans l'exposition « La collection Morozov. Icônes de l’art moderne » à la fondation Vuitton.
© Photo Ludovic Sanejouand

Paris. Succédant à la présentation de la Collection Chtchoukine, celle de « la » Collection Morozov – en réalité, les collections des deux frères Mikhaïl (1870-1903) et Ivan (1871-1921) Morozov – poursuit l’exploration d’une communauté de grands industriels partageant un intérêt prononcé pour les arts.

Ce milieu est illustré dans la première salle du parcours de la Fondation Vuitton par une galerie de portraits qui réunit Pavel Tretiakov, Sergueï Chtchoukine, les Morozov et leurs amis, peints par les artistes russes de leur entourage : Ilia Répine, Mikhaïl Vroubel, Valentin Serov, Konstantine Korovine, Alexandre Golovine.

C’est dans la salle suivante qu’arrivent les « icônes », dont le petit Portrait de Jeanne Samary. Rêverie (1877) et le grand Portrait de Mademoiselle Jeanne Samary (1878) d’Auguste Renoir. Le second a été acquis par Mikhaïl Morozov en 1902 tandis que le premier, une éblouissante étude saturée de couleurs, est entré chez Ivan en 1904. Le cadet, qui a commencé à collectionner la peinture occidentale en 1901, n’hésitait pas à se tourner, comme son frère, vers des études et esquisses, ce qui témoigne d’un goût profond et averti pour la peinture. « Loin de reconnaître le flair et le goût de [Ivan] Morozov, raconte Natalia Semenova dans son livre Les Frères Morozov (Solin/Actes Sud, 2021), on disait plutôt : il est riche, alors il achète des tableaux chers. On aimait raconter qu’il ne connaissait rien à l’art et que les marchands parisiens en profitaient pour lui refiler de la marchandise de second choix. En réalité, Durand-Ruel lui-même […] proposait à Morozov des œuvres exceptionnelles. » Mikhaïl Morozov a également été l’objet de cette sorte de mépris, comme le raconte Natalia Semenova : « Le génial collectionneur Sergueï Chtchoukine était une figure si puissante que pendant un siècle, personne ne mit en doute que c’était lui qui avait été le premier à acquérir “Le Bouchon” d’Édouard Manet, et pas Mikhaïl Morozov. » Cette esquisse de 1878 est exposée dans la même salle, auprès de Scène d’intérieur [Femmes à la crinoline] de Paul Cézanne (1870) et Les Deux Saltimbanques [Arlequin et sa compagne] de Pablo Picasso (1901), deux œuvres ayant appartenu à Ivan Morozov – le Picasso a été la première œuvre du peintre à entrer en Russie.

Une attention particulière aux diptyques

Chtchoukine avait confié le décor de son escalier à Henri Matisse ; Ivan Morozov chargea Pierre Bonnard du sien. Il se dégage de ces œuvres de 1911 et 1912 un bonheur panthéiste auquel fait écho le diptyque de Ker Xavier Roussel, Le Triomphe de Cerès et Le Triomphe de Bacchus (1911-1913). Les paysages et scènes d’extérieur impressionnistes acquises par les deux frères montrent leur goût de la nature, développé au contact des artistes russes et notamment de Gueorgui Khrouslov qui leur avait appris à peindre sur le motif. Des vues de Paris de Konstantine Korovine, autre professeur des frères, un peintre très influencé par l’impressionnisme, sont présentées parmi les Sisley, Renoir et Monet. Deux magnifiques œuvres de ce dernier, Un coin de jardin à Montgeron et L’Étang à Montgeron (1876) ont été acquises par Ivan en 1907 et 1908. Il tenait absolument à posséder cette paire et on remarque tout au long du parcours son goût pour les polyptyques et les objets entrant en correspondance : il ne sacrifiait jamais son goût personnel à son projet de rassembler des œuvres représentatives de tous les courants de l’art contemporain.

Gauguin et Cézanne occupent une place de choix

Comme dans l’exposition Chtchoukine, il y a une salle consacrée à Paul Gauguin. Mikhaïl possédait deux toiles du peintre dont une seule est ici, Tarari Maruru (Paysage tahitien aux deux chèvres) (1897). Ivan en avait acheté onze et neuf ont fait le voyage. Parmi elles se trouve Oiseaux morts. Nature morte aux perroquets (1902) dont le poète et critique d’art Sergueï Makovski disait qu’elle était « une splendeur parmi les splendeurs ». En 1910, Ivan l’avait payée cher, lui qui marchandait beaucoup contrairement à ce qu’on croyait, et ce fut sa dernière acquisition d’une œuvre de l’artiste. L’autre passion du collectionneur fut pour Paul Cézanne auquel est également consacrée une salle. Il acquit dix-sept toiles couvrant toute la production, choisissant minutieusement chaque tableau jusqu’à un « Cézanne bleu » de la dernière période, pour lequel il avait longtemps laissé une place libre. En 1910, il finit par élire Paysage bleu [Rameaux d’arbres retombant sur un paysage, manière bleue] (1904-1906).

La salle Cézanne dans l'exposition « La collection Morozov. Icônes de l’art moderne » à la fondation Vuitton © Photo Ludovic Sanejouand, 23 septembre 2021
La salle Cézanne dans l'exposition « La collection Morozov. Icônes de l’art moderne » à la fondation Vuitton.
© Photo Ludovic Sanejouand

La Ronde des prisonniers (1890) de Vincent Van Gogh est présentée seule, invitant à une méditation qui se poursuit dans la salle des natures mortes et du Triptyque marocain (1912-1913) répondant à une commande d’Ivan Morozov à Henri Matisse. Enfin, aux nus d’Edgar Degas, Auguste Rodin, Camille Claudel, Renoir, Matisse ou Bonnard, fait écho la reconstitution du salon de musique d’Ivan Morozov entièrement décoré de peintures commandées à Maurice Denis. Envoyés de France, les cinq panneaux de L’Histoire de Psyché furent installés fin 1908 et Denis proposa à Morozov d’en ajouter huit autres, posés en 1909. À l’occasion de cette exposition, l’ensemble a été restauré. Il sera ensuite présenté, avec les sculptures d’Aristide Maillol et les vases qui le complétaient, dans une salle consacrée au Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.

Le salon de musique d’Ivan Morozov décorés de panneaux de Maurice Denis et de sculptures d'Aristide Maillol reconstitué dans l'exposition La Collection Morozov à la fondation Vuitton  © Photo Ludovic Sanejouand, 23 septembre 2021
Le salon de musique d’Ivan Morozov décoré de panneaux de Maurice Denis et de sculptures d'Aristide Maillol reconstitué dans l'exposition « La Collection Morozov » à la fondation Vuitton.
© Photo Ludovic Sanejouand
La collection Morozov. Icônes de l’art moderne,
jusqu’au 22 février, Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75016 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°574 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : L’harmonie retrouvée de « La » Collection Morozov

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