PARIS
L’accrochage de ses grands dessins d’espaces intriquant le dedans et le dehors crée un nouvel espace imaginaire pour le visiteur du « Grand atlas de la désorientation », présenté au Centre Pompidou.
Paris. Tatiana Trouvé revient au Centre Pompidou. Quatorze ans après y avoir exposé pour la première fois au titre de lauréate du prix Marcel Duchamp, l’artiste franco-italienne (née en 1968) s’empare de la galerie 3 pour la transformer en « Grand atlas de la désorientation ». Le contexte est celui d’une pandémie mondiale : il est posé en préambule, sous la forme de « unes » de journaux imprimées numériquement, sur lesquelles elle a dessiné durant le confinement, dès « Le jour d’avant », selon le titre du quotidien Libération. Dans cette série, « From March to May », l’image, crayon et huile de lin, se juxtapose au texte. Ce procédé annonce celui de l’exposition ; des mondes qui se juxtaposent, se côtoient, s’additionnent ou s’annulent. Faisant la part belle aux œuvres graphiques, l’accrochage, travaillé comme une installation, répond en effet à une logique de superposition, de strates. Dans l’espace d’abord : les dessins sont pour certains accrochés au mur, quand d’autres sont suspendus au centre de l’espace à des hauteurs différentes. Leurs fonds sont clairs, dans une palette de beiges, de gris, de roses, ou plus sombres, tendant alors vers les bleus et les verts. Il s’agit de grands formats. « Je voulais des dessins à l’échelle de l’architecture du lieu », explique Tatiana Trouvé.
À ce dispositif s’ajoute, au sol, se détachant sur une grande tache d’encre, le tracé de plusieurs lignes blanches. Celles-ci correspondent à différentes cartographies : la carte olfactive des loups dans le parc de Yellowstone, celle des rêves aborigènes, mais aussi les circuits des fourmis, les spirales de neutrinos…, la dynamique du vivant. Du sol aux murs et aux cintres, le regard se déplace en haut, en bas, à droite et à gauche. Parallèlement, le passage aménagé le long de la façade vitrée, protégé par de longs voilages, laisse deviner les sculptures qu’il abrite en ombres chinoises. Envers du décor, zone intermédiaire, coulisses, on ne circule pas dans cet ailleurs, à la fois dedans et dehors. Les dessins eux-mêmes, mélangeant objets familiers (valises, bouteille de gaz, vêtements…), éléments d’architecture, présence végétale et minérale, suggèrent une confusion onirique entre l’intérieur et l’extérieur. « On est dans une idée de flottement, de fluidité, de choses qui coexistent », confirme l’artiste. Ainsi posé, le décor peut accueillir le ballet des visiteurs, qui déambulent en gommant peu à peu sous leurs pas les lignes tracées à terre. « L’effacement est important dans mon travail », signale Tatiana Trouvé, détaillant le processus de ces dessins à la Javel (Il mondo delle voci, 2022, [voir ill.]), dont les fonds unis sont délavés ou éclaboussés d’empreintes pâles. Postés dans les angles, « The Guardians », sculptures de sièges où subsistent des signes d’existence (un vêtement, des livres, un sac…), offrent leurs points de vue sur l’exposition. « Ce sont des sculptures bienveillantes, qui ont vocation à en garder d’autres, par exemple des œuvres d’artistes qui m’ont inspirée, comme Eva Hesse. » Nulle figure humaine à l’horizon, la scène est vide, la place libre à l’imagination, aux méandres de la mémoire et de l’inconscient.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°593 du 8 juillet 2022, avec le titre suivant : Tatiana Trouvé orchestre une perte de repères