En France et en Suisse, l’art aborigène est à l’honneur dans plusieurs expositions, certaines étant inscrites dans le cadre de la saison Australia now.
Lorsque le Géographe et le Naturaliste, les deux bateaux du voyage de découvertes aux terres australes, projeté par le capitaine Nicolas Baudin et ordonné par le Premier consul Bonaparte, quittent Le Havre, le 19 octobre 1800, le continent austral est encore largement méconnu. Charles-Alexandre Lesueur est le jeune dessinateur officiel de cette expédition. Il dessine les aborigènes qu’il rencontre, leurs cérémonies, leurs habitats, leurs objets. Les dessins qu’il réalise en Tasmanie entre janvier et mars 1802 donnent à voir des objets dont les techniques de fabrication, transmises de façon orale, se sont ensuite perdues quand les populations ont été disséminées par les maladies d’une part et par les déportations vers les plantations d’Australie du sud d’autre part. Grâce aux dessins de Lesueur, conservés au Muséum d’histoire naturelle du Havre, témoignages essentiels d’une culture matérielle disparue, les communautés de Tasmanie retrouvent aujourd’hui les techniques ancestrales pour les transmettre aux générations futures.
Au début des années 1970, à Papunya, petite ville en plein désert, à quelque 250 km au nord d’Alice Springs, un groupe d’hommes initiés commence à peindre à l’acrylique sur des supports mobiles des motifs représentant leurs mythes, jusque-là tenus secrets, et dessinés sur le sable ou sur la peau dans le cadre de cérémonies. Sous l’impulsion d’un instituteur, Geoffrey Bardon, ils élaborent une grammaire visuelle. Les lignes forment des itinéraires, des routes, des rivières ou des vents. Les cercles concentriques indiquent les lieux d’émergence des ancêtres totémiques, en lien avec des trous d’eau ou des sources sacrées. Ces paysages, parcourus d’empreintes animales ou encore de points qui dissimulent ce qui pourrait être trop explicite, constituent une cartographie mythique de ce « temps du rêve » où se diffuse l’énergie vitale, donnant à voir tout en les dissimulant des paysages marqués par les pérégrinations des grands ancêtres, qui façonnent les lieux.
Avec la création de la coopérative de Papunya, les œuvres aborigènes ont suscité l’intérêt des musées occidentaux et des collectionneurs, en partie en raison de leur esthétique proche de l’abstraction. Des centres d’art, ateliers de création où se transmettent techniques et savoirs ancestraux, ont alors été créés par les communautés partout en Australie, où des talents ont émergé. Si elles ont trouvé une place dans le monde de l’art international, pour les autochtones, ces peintures s’inscrivent aussi dans un combat politique : en racontant par leurs peintures les pérégrinations des ancêtres dans le « temps du rêve », ils revendiquent aussi la propriété de ces terres jusque dans les tribunaux, dans le cadre de la loi du Native Title Act. La peinture, qui était à l’origine dévolue aux hommes, est désormais pratiquée aussi bien par les femmes, comme en témoigne la collection d’art aborigène de Pierre Montagne, exposée au Musée Paul Valéry à Sète, et notamment cette toile de Kathleen Petyarre, une des plus importantes artistes aborigènes contemporaines.
Pour les Yolngu, ou Yolu, peuple aborigène du nord-est de la terre d’Arnhem, le cosmos et la société se scindent et s’articulent en deux : Dhuwa et Yirritja. Tout ce qui existe appartient soit à l’une de ces moitiés, soit à l’autre. Chaque personne appartient ainsi à l’une des deux moitiés ; elle est de la moitié opposée à celle de sa mère, et doit également épouser une personne de la moitié opposée à la sienne. L’appartenance à l’une ou l’autre moitié régit les rapports entre les individus, les clans, et les motifs qui constituent leurs œuvres sont différents. Ainsi, ceux qui recouvrent cette tortue actuellement exposée au Quai Branly ne peuvent ainsi être peints que par les artistes qui appartiennent à la moitié Yirritja du monde.
Entre 1956 et 1964, l’artiste d’origine tchèque Karel Kupka, fasciné par le geste créateur des aborigènes, effectua trois missions en terre d’Arnhem. Il y constitua une collection d’un millier d’œuvres, conservées aujourd’hui dans plusieurs grands musées internationaux, dont le Musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris, qui en expose une sélection dans son exposition « Gularri, paysage de l’eau au nord de l’Australie », orchestrée en collaboration avec les communautés des descendants des artistes. Il fut l’un des grands artisans de la reconnaissance des artistes aborigènes de la terre d’Arnhem, dont il stimula la créativité, et plaida pour que des peintres comme Djäwa ou Dawidi, dont il fit valoir le talent et la sensibilité, soient reconnus comme des artistes égaux à ceux de l’Occident. « Beaucoup de peintures de mon père et d’autres anciens sont conservées dans le musée depuis très, très longtemps », explique Joe Dhamanydji, co-commissaire de l’exposition du Musée du quai Branly et fils de l’artiste Tom Djäwa. « Nous devons trouver ces peintures, parce que beaucoup ont été mélangées avec des noms différents. Je crains que si nous ne mettions pas le bon nom et le bon clan, les liens entre les gens et les histoires n’aient pas de sens à l’avenir. »
Au nord de l’Australie, s’étend une vaste région tropicale : la terre d’Arnhem, où de nombreux sites rupestres, antérieurs à ceux de Chauvet, témoignent de l’ancienneté de l’art aborigène. Alors que les artistes du désert peignent sur toile, ceux de la terre d’Arnhem ont choisi l’écorce pour support. À l’acrylique, ils ont préféré les pigments naturels (ocres, kaolin, charbon de bois), qu’ils relient aux épisodes mythiques du « temps du rêve » : l’ocre rouge est ainsi le sang d’un kangourou mythique. Dans la partie orientale de la terre d’Arnhem, les motifs s’inspirent de ceux de la peinture rupestre où animaux et êtres spirituels anthropomorphes aux silhouettes élancées sont représentés dans un style appelé « aux rayons X », qui révèle organes vitaux, squelette et articulations. Les « rarrks », hachures colorées, évoquent quant à elles les peintures corporelles réalisées lors de cérémonies et sacralisent les représentations qu’elles recouvrent.
Le didgeridoo, sculpté dans du bois d’eucalyptus creusé par les termites, était à l’origine un instrument du nord et du nord-ouest de l’Australie, région de forêts tropicales où ce bois pousse en abondance, et apparaît aujourd’hui comme un des emblèmes de l’Australie aborigène. Cet instrument de 100 à 180 cm de longueur, qui remonte à au moins 1 500 ans et auquel la Fondation Opale consacre une grande exposition à Lens (Suisse), accompagne souvent chants et danses, notamment dans un contexte cérémoniel secret et sacré. Pour les Yolu, qui l’appellent yidaki (« didgeridoo » est un nom onomatopéique inventé par les colons), il est parfois orné de motifs claniques sacrés, et possède aussi des niveaux de signification réservés aux initiés. Certains instruments et leur histoire ont été présentés au public il y a seulement quelques années.
Au nord, les insulaires du détroit de Torrès constituent l’autre groupe de population autochtone en Australie, aux côtés des aborigènes. Un mouvement original et unique au monde, celui des sculptures ghostnets, y a vu le jour : à partir de fils et de filets de pêche perdus ou abandonnés en mer (ghost nets ou filets fantômes), des femmes et des hommes sculptent des animaux marins ou parfois des paniers et des œuvres abstraites. Ces sculptures monumentales, qui ouvrent l’exposition « Australie – Le Havre. L’intimité d’un lien (1801-2021) », dénoncent la pollution marine et la destruction des écosystèmes. En réinterprétant l’art de la vannerie, ces artistes autochtones transmettent leurs récits ancestraux, nous invitant à « prendre soin » du pays et de notre planète.
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Comprendre l’art aborigène
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°746 du 1 septembre 2021, avec le titre suivant : Comprendre l’art aborigène