PARIS
Ce peintre chinois résidant à Paris cultivait la délicatesse et l’ascèse dans ses œuvres de petit format.
Paris. Il n’y a pas que Zao Wou-Ki, le plus français des peintres chinois ou le plus chinois des peintres français. Si T’ang Haywen (1927-1991) est moins connu, il est probable que l’exposition au Musée Guimet fera découvrir au grand public une œuvre peut-être moins spectaculaire – on garde à l’esprit les immenses toiles dans un style gestuel, proche de l’abstraction lyrique de Zao Wou-Ki –, mais pas moins empreinte de spiritualité. Ces petits formats intimistes, épurés, partagent un langage secret, dont le sens reste équivoque. C’est avec justesse que le terme « dépouillement » est employé à son sujet dans le catalogue.
Arrivé à Paris en 1948, prétextant entamer des études de médecine pour satisfaire la volonté de son père, le peintre, à la différence Zao Wou-Ki, n’a pas eu de formation artistique. Cependant, son grand-père lui enseigne les bases de la calligraphie dont il garde la souplesse dans toute sa production picturale. Sa rencontre avec l’art occidental se fait à l’académie de la Grande Chaumière. Ce lieu de passage très fréquenté lui permet de faire connaissance avec le paysage artistique contemporain, mais aussi avec les maîtres français. Comme preuve, à l’entrée de l’exposition au Musée Guimet, une quantité importante des dessins qui empruntent explicitement la ligne matissienne ou se réfèrent à Paul Klee. Il est toutefois regrettable que ces travaux d’apprentissage soient exposés ici sous la forme de fac-similés.
La série des portraits ou plutôt des visages expressifs est plus aboutie, certains représentés de face, d’autres, plus épurés, plus mystérieux, de profil. C’est aussi le moment où T’ang commence à pratiquer la peinture à l’huile et réalise des autoportraits (1960), un genre peu connu dans la peinture chinoise. Sans doute, pour lui, il s’agit d’une manière d’affirmer son choix, comme il l’explique dans une lettre à son frère : « J’ai trouvé ma vocation dans la peinture […], je ne pourrai ni ne veux abandonner cette vocation ».
Dans la décennie qui suit, l’artiste expérimente différents supports et médiums : toile, carton, papier, gouache, huile, aquarelle, encre fusain. Mais quelle que soit la technique ou la matière choisies, T’ang cherche sans cesse la synthèse entre l’Orient et l’Occident, entre la spontanéité et le contrôle, entre la figuration et l’abstraction, entre le plein et le vide. De fait, plus qu’ailleurs, dans l’art chinois, le geste de la création tente un équilibre entre le plein et le vide ou, comme l’écrit François Jullien : « Le vide et le plein s’engendrent réciproquement » (La grande image n’a pas de forme, Seuil, 2003). Et le peintre d’affirmer que « travailler en faveur du vide […] comme travailler en faveur du plein » aboutit à « l’espace vital de l’imaginaire où se trouve la résonance de ce qui est peint, le prolongement infini de ce que l’on voit ».
On comprend mieux cette vision de la peinture, influencée par le bouddhisme et la philosophie taoïste, en regardant ces hiéroglyphes isolés et insaisissables dans leur légèreté, qui apparaissent comme des ponctuations.
Dans les années 1980, l’artiste fait appel aux triptyques pour représenter les paysages montagneux, de « Montagne et d’eau » de l’art asiatique. Cette manière de procéder rappelle les rouleaux à suspendre, une vieille tradition chinoise. Peu à peu, la ligne d’horizon se fait une trace à peine visible ou disparaît entièrement. Les éléments reconnaissables s’effacent et cèdent la place à un langage secret, à une calligraphie mystérieuse. Ces formes, en état d’apesanteur entre terre et ciel et qui ne gardent que des reflets d’une montagne ou d’un lac, sont des miracles de légèreté raffinée. Désormais, les travaux de T’ang ne désignent plus mais suggèrent uniquement. On peut préférer parmi les œuvres exposées ici, celles en noir et blanc, qui offrent une gamme étonnante de tonalités, telle une magnifique encre où deux barques voguent sur un fond non déterminé (Sans titre, 1967).
Si la volonté du Musée Guimet de présenter des artistes contemporains est louable, il est temps qu’il aménage un espace qui les mettra en valeur.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°630 du 29 mars 2024, avec le titre suivant : T’ang Haywen, le peintre de l’entre-deux