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L’encre, le pinceau et la feuille

La peinture chinoise se réinterprète sans cesse

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 8 octobre 1999 - 916 mots

Technique chinoise millénaire, la peinture à l’encre perdure au gré des traditions et des rencontres. Alors que le Musée Cernuschi propose, à travers une cinquantaines de pièces, un parcours dans la peinture « académique » chinoise du XVe siècle à la fin du XIXe, celui de Pontoise réunit trois « maîtres de l’encre » contemporains.

“Le jet immédiat de l’encre sur le papier produit un vide construit chargé de poésie”, écrit Zao Wou-ki à propos de ses peintures à l’encre. Poésie, calligraphie et peinture : aucune des “trois perfections” chinoises ne peut se passer de l’encre. Présentée sous la forme de lingots compacts, obtenus à partir d’un mélange de suie et de colle pressée, avant d’être mélangée à de l’eau, l’encre n’est pas uniquement un matériau, elle est, conformément à la pensée taoïste, principe passif, yin, appliqué par un pinceau actif, yang, sur de la soie ou du papier. Par cette rencontre, la peinture chinoise est dans un processus parallèle à la création cosmique : elle copie la nature dans sa genèse et non dans ses effets. “Le sommet des montagnes de couleur noire est ensoleillé et tout humide. À la pointe du pinceau, les nuages sombres du printemps ne s’épanouissent pas. Des fleurs d’encre gouttent et brisent les vertes montagnes. Penché sur mon bureau, j’entends soudain dans les montagnes la pluie qui vient”, écrivait, immergé dans un paysage de montagne, le peintre Yun Shouping (1633-1690), un des “six grands maîtres des Qing”, redoublant à chaque vers cette fusion entre nature et peinture.

Couleurs d’automne sur les monts Quia et Hua, exécuté en 1734 par Fang Shishu, et actuellement exposé au Musée Cernuschi, pourrait être le sujet d’une telle réflexion. Mais au-delà d’une rêverie méditative entre rives et massif, la bannière de soie est un surprenant résumé de quatre siècles de peinture chinoise, dont le point de départ serait une œuvre de Zhao Mengfu (1254-1322), collectionneur et admirateur zélé des maîtres du VIIe au XIIIe siècle dont il a copié le style. “J’avais la peinture de Zhao Ronglu [Mengfu],  Couleurs d’automne sur Quia et Hua, dans ma collection. Je l’ai échangée [contre une autre œuvre] avec Maître Wu, dont le titre est Guanlu. J’ai tenté de me souvenir du style de pinceau de [Zhao Menfgu] pour peindre cela”, avait écrit Dong Qichang (1555-1636) sur l’interprétation qu’il a faite du rouleau. Calligraphiée par le maître, cette inscription a été  soigneusement retranscrite, mot pour mot, un siècle plus tard par Fang Shishu, sur la copie qu’il a réalisée de ce paysage, aujourd’hui disparu. Symbole d’un art sclérosé pour l’œil occidental, ou passage de relais indispensable à l’affirmation d’un art et d’une tradition, cette peinture ne peut s’apprécier qu’en connaissant ces mécanismes de transmission.

“La nature ne vaut pas la peinture”
À travers un parcours entamé par les écoles de Zhe et de Wu, respectivement marquées par la virtuosité ou la retenue de leur exécution, “Le Parfum de l’encre”, au Musée Cernuschi, offre une clef pour pénétrer dans ce cercle fermé des lettrés. Représentatives de la tradition conservatrice du début du XVIe siècle, ces œuvres forment en effet la base des développements à venir autour de Dong Qichang, ou de l’école de Lan Ying (1585-1664), inspirée des maîtres Song du Sud du XIIIe siècle. Regard constant sur le passé, la peinture “académique” chinoise traverse les bouleversements politiques. L’établissement de la dynastie mandchoue des Qing à Pékin, en 1644, correspond à l’épanouissement des théories de Dong Qichang. “Si l’on s’intéresse au pittoresque, la peinture ne vaut pas le paysage naturel, mais si l’on s’intéresse au raffinement du travail du pinceau et de l’encre, alors la nature ne vaut pas la peinture”, estimait-il. La peinture orthodoxe, dont la pratique se perpétuera jusqu’à notre époque, étonne pourtant par sa diversité. Albums, rouleaux verticaux déployés temporairement, rouleaux horizontaux manuels dont la contemplation de droite à gauche est soumise à un déroulement progressif, éventail peint à la vision nécessairement intime et rapprochée, sont autant d’œuvres aux modes de lecture différents.

Mais, à cette tradition, le regard occidental moderne a pourtant toujours préféré celle des “excentriques”, tels les yimins opposés aux Mandchous, dont les bouillonnements expressionnistes ont trouvé un écho dans la peinture gestuelle des années cinquante ou dans les recherches menées par Henri Michaux à la même époque. Au croisement des deux cultures, Zao Wou-ki a été l’un des chefs de file de l’abstraction de l’après-guerre en France, avec Soulages, Fautrier ou encore Wols. Rencontre fortuite, jeu avec la tradition, table rase, quel regard porter sur l’utilisation de l’encre dans la peinture moderne chinoise ? Les œuvres figuratives de Chang Dai-Chien (1899-1983), lettré chinois du XXe siècle à la carrière internationale, ou celles abstraites de T’ang Haywen (1927-1991), exposées à Pontoise aux côtés des peintures de Zao Wou-ki, ne permettent pas de trancher. “Je cherche à m’identifier aux forces de la nature et à les matérialiser par la peinture”, déclarait T’ang Haywen, rejoignant ainsi les considérations séculaires de ses ancêtres.

- LE PARFUM DE L’ENCRE, jusqu’au 30 décembre, Musée Cernuschi, 7 avenue Vélasquez, 75008 Paris, tél. 01 45 63 50 75, tlj sauf lundi 10h-17h40.

- MAÎTRES DE L’ENCRE, CHANG DAI-CHIEN, T’ANG HAYWEN, ZAO WOU-KI, 16 octobre-6 février, Musée Tavet-Delacour, 4 rue Lemercier, 95300 Pontoise, tél. 01 30 38 02 40, tlj sauf lundi et mardi 10h-12h30 et 13h30-18h.

- Le parfum de l’encre, Paris Musées/Findakly, 190 p., 245 F, ISBN 2-87900-464-0. - Anne Kerlan-Stephens, Poèmes sans paroles, chroniques des peintres chinois en deçà du Fleuve bleu, Hazan, 192 p., 195 F, ISBN 2-85025-692-7.

Japon : les arts appliqués contemporains

La place accordée à la peinture à l’encre dans les traditions chinoise et japonaise ne s’est pas faite au détriment des arts dits appliqués, qui ont bénéficié d’une égale considération. D’ailleurs, des passerelles existent entre peinture et textile, par exemple, mais aussi entre sculpture et céramique, comme le montre jusqu’au 6 novembre, à l’Espace Mitsukoshi Étoile, la sélection de “50 Maîtres�? jugés représentatifs de la création japonaise dans la céramique, le textile, le laque, les arts du métal (forgeage, gravure), du bois, du bambou et du verre. Les artistes, âgés de trente-cinq à cinquante-cinq ans, appartiennent à la jeune génération ; la maîtrise des techniques nécessitant un long et exigeant apprentissage, la maturité créatrice est d’autant plus tardive. Cela explique peut-être le style très “années soixante-dix�? de certaines œuvres. Enfin, pour mieux mesurer le défi que constituent quelques-uns des objets présentés, des notices techniques n’auraient pas été inutiles.

50 MAÎTRES, LES ARTS APPLIQUÉS DANS LE JAPON CONTEMPORAIN, jusqu’au 6 novembre, Espace Mitsukoshi Étoile, 3 rue de Tilsitt, 75008 Paris, tél. 01 44 09 11 11, tlj sauf dimanche et fêtes 10h-18h.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°90 du 8 octobre 1999, avec le titre suivant : L’encre, le pinceau et la feuille

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