Les Galeries nationales du Grand Palais accueillent une grande rétrospective « Claude Monet ». Sylvie Patry, l’une des commissaires de la manifestation, retrace sa genèse et ses partis pris.
Conservatrice au Musée d’Orsay depuis 2005, commissaire de « Renoir au XXe siècle » en 2009, Sylvie Patry est l’un des quatre commissaires qui ont travaillé sur la très attendue rétrospective « Claude Monet, 1840-1926 », qui a ouvert ses portes le 22 septembre aux Galeries nationales du Grand Palais, à Paris.
Quelle est la genèse de cette rétrospective ?
Ce projet faisait partie du programme présenté par Guy Cogeval lorsqu’il a été choisi pour la présidence du Musée d’Orsay [à laquelle il a accédé en mars 2008]. Tout s’est fait dans des délais assez courts, et le travail à abattre était important, d’où le besoin de constituer une équipe de commissaires. Guy Cogeval a tout naturellement fait appel à Sylvie Patin, conservatrice générale à Orsay, qui m’a associée au projet pour l’épauler. Il jugeait également nécessaire d’avoir un regard extérieur, et a convié Richard Thomson, professeur à Édimbourg [Écosse]. Anne Roquebert, conservatrice en chef à Orsay, a rejoint l’équipe. Avec Sylvie Patin, nous avons commencé à faire les premières demandes de prêts dès l’été 2008. Comme il s’agissait d’une grande rétrospective, certains tableaux étaient tout simplement incontournables. Avec Richard Thomson, nous avons établi un parcours qui réponde aux attentes d’une rétrospective, et aborde tous les aspects de Monet – notre choix s’est limité à la peinture, car les pastels et les dessins venaient d’être abordés à Londres [Royal Academy of Arts] et à Williamstown [Sterling & Francine Clark Art Institute, Massachusetts] en 2007. Sur un plan chronologique, nous voulions commencer dès le milieu des années 1860 et terminer avec le dernier Monet. Cela dit, cette rétrospective possède des axes spécifiques, ainsi nous n’avons pas inclus le premier tableau documenté, qui date de 1858 et qui est au Japon.
Comment le parcours est-il construit ?
L’exposition s’articule en plusieurs temps : le premier s’intéresse au travail de Monet paysagiste jusqu’à la fin des années 1880, qui construit son art et son style en se confrontant à des sites nouveaux. On dit souvent que le sujet n’a pas beaucoup d’importance pour Monet ; or cette première partie témoigne de l’impulsion que lui donne chaque lieu. Quand Monet part sur les routes de France, il part à la recherche de lumières, de reliefs, d’éléments de paysage différents. Le parcours s’ouvre sur Fontainebleau, et la Normandie – une géographie du paysage réaliste qui a précédé Monet. Puis, jusqu’à la fin des années 1880, sont rassemblés les tableaux par campagne de paysages : Vétheuil [Val-d’Oise], les Débâcles, à nouveau la Normandie, la Méditerranée, la Creuse… On devine déjà le côté systématique et méthodique de Monet, car la répétition d’un même motif intervient très tôt dans son œuvre. Le deuxième temps démarre en 1890, année charnière au cours de laquelle Monet achète la maison de Giverny [Eure] dans laquelle il vit déjà depuis sept ans. Il commence les travaux du jardin d’eau qui inspirera le thème des Nymphéas ; c’est aussi et surtout le début des séries avec les Meules ; c’est enfin le début du succès commercial. L’accrochage met cette fois l’accent sur la méthode : en ce sens, le processus de la série est la continuation de l’impressionnisme, mais il correspond également à une démarche intériorisée qui rapproche Monet du symbolisme. Car peindre une série, c’est vouloir être au plus près des variations de lumière – donc d’une certaine façon « être réaliste ». Mais dans la mesure où Monet reprend ses tableaux en atelier, considère la série comme un tout et travaille chaque tableau en fonction des autres, cette vision est moins immédiate et plus détachée. Le procédé est plus méditatif, plus éloigné de la sollicitation immédiate du motif. Le troisième temps de l’exposition opère une distinction entre les portraits et figures et les natures mortes. L’accrochage ne sera donc pas chronologique. L’une de nos grandes fiertés est de présenter dans une même salle les deux grands fragments du Déjeuner sur l’herbe (1865), une esquisse peinte conservée à Washington, et surtout l’esquisse du Musée Pouchkine à Moscou qui montre la composition dans son ensemble. Monet a bien compris la leçon de Courbet et celle de Manet : il essaye de frapper un grand coup en associant grand format et figures et s’inscrit dans cette série de provocations que sont L’Enterrement à Ornans, et le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Les natures mortes, datées essentiellement des années 1860 à 1880, sont regroupées dans une section très intimiste. Ces œuvres, florales pour la plupart, sont volontairement isolées des grandes décorations, car le thème des Nymphéas est traité dans le quatrième et dernier chapitre consacré à la question de la décoration. Là, on revient au début des années 1870 en montrant que les Nymphéas, qui aboutissent à la grande décoration de l’Orangerie, prennent racine très tôt. Globalement, le parcours reste pédagogique car l’on aura un cheminement visuel, mais nous nous sommes aussi permis des retours en arrière pour mettre en lumière soit un genre comme la figure, soit un processus comme la répétition et la mémoire, soit une ambition comme celle de la décoration.
Que vous a appris la préparation de cette rétrospective ?
La réponse des autres commissaires serait différente, aussi vais-je parler à titre personnel… J’estime que j’en suis à mes débuts de mes connaissances sur Monet ! J’ai été frappée, mais non surprise, par la profondeur de son œuvre. C’est un artiste tellement populaire que la vision de son œuvre est monolithique : il est réduit à quelques clichés – le bonheur, les fleurs, les couleurs claires. Comme le Renoir des années 1870, il a une image de peintre facile. Monet est pourtant un peintre complexe et extrêmement exigeant ; des caractéristiques que le grand public attribue rarement aux peintres impressionnistes. L’exposition « Impression : Painting Quickly in France, 1860-1890 » en 2000, à Londres [National Gallery] et en 2001 à Williamstown [Clark Art Institute], mettait en avant l’idée d’immédiateté. Mais je pense qu’il s’agit plutôt d’une recherche de l’effet d’immédiateté, comme on parle d’un « effet de réel ». Monet a beaucoup plus repris en atelier qu’on ne l’a dit, comme John House l’a démontré dans son ouvrage Monet : Nature into Art (Yale University Press, 1988). Ces choix délibérés et conscients, cette recherche du site et du bon moment, ce degré d’exigence avant de commencer à peindre prouvent que l’on n’est pas du tout dans l’optique du peintre qui se balade et pose son chevalet au hasard.
Qu’espérez-vous transmettre au grand public ?
Tout d’abord la délectation – les tableaux sont magnifiques et Hubert le Gall a réussi une très belle scénographie qui accompagne avec subtilité la perception des œuvres –, mais j’aimerais aussi que le public comprenne que Monet est plus compliqué, plus varié, plus riche qu’il n’y paraît. C’est une banalité de le dire, mais on m’a récemment fait la remarque que « Monet c’est bien gentil, mais ça n’est pas Picasso ! ». Et pourquoi pas ? On a le droit de ne pas aimer, mais Monet est un artiste aussi conscient qu’un autre.
Pourquoi le Musée Marmottan (Paris) a-t-il refusé des prêts, vous privant d’Impression, soleil levant ? D’ailleurs, cette absence n’est mentionnée nulle part dans le catalogue de l’exposition, laquelle est censée être une rétrospective…
Côté commissariat, nous n’avons pas pris part aux négociations [qui ont échoué] pour établir un « parcours Monet », avec un billet jumelé entre le Grand Palais, l’Orangerie et Marmottan. Nous avons su assez tôt que nous n’avions pas Impression, soleil levant, car le Musée Marmottan souhaitait faire sa propre exposition à partir de son fonds Monet, légué par le fils de l’artiste. Il est effectivement difficile de se passer d’Impression, mais nous présentons des vues du Havre du début des années 1870 tout aussi frappantes. Dans les textes du catalogue, le tableau est étudié, mais il est vrai que son absence au sein du parcours n’est pas signalée.
Pourquoi ce choix d’inclure les Cathédrales de Roy Lichtenstein ?
C’est une idée de Guy Cogeval, qui a été frappé par la beauté de cette série lors d’une visite au Lacma [Los Angeles County Art Museum]. Cette comparaison change un peu des correspondances très belles mais très connues établies entre Monet et les expressionnistes abstraits. La confrontation se fait dans le parcours, les Cathédrales de Monet faisant face à celles de Lichtenstein. Et la scénographie est telle que les deux artistes n’entrent pas en concurrence. On pourra choisir de voir Monet d’une part et Lichtenstein de l’autre, ou les deux ensemble – ce qui semble important car il y a des différences d’échelle et de matière, Lichtenstein travaillant à partir de reproductions d’œuvres de Monet.
La salle rassemblant une dizaine de Cathédrales dans l’exposition de « Rouen : une ville pour l’impressionnisme » au Musée des beaux-arts de Rouen cet été ne vous a-t-elle pas coupé l’herbe sous les pieds ?
La moitié de ces tableaux venaient du Musée d’Orsay, donc nous étions des victimes consentantes ! Les tableaux ne seront pas exposés de la même manière, ils ont d’ailleurs été décrochés en avance pour nous. À Paris, les œuvres seront montrées dans une partie qui insiste sur la répétition, l’intériorité, la nostalgie. Effectivement, nous aurions pu nous dire égoïstement que nous n’allions pas prêter les tableaux pour en garder la primeur, mais l’exposition de Rouen était importante et son propos bien différent du nôtre. L’expérience promet d’être intéressante pour les gens qui les ont vues à Rouen.
Jusqu’au 24 janvier 2011, Galeries nationales du Grand Palais, 3, av. du Général-Eisenhower, 75008 Paris, tlj sauf 25 déc. 10h-22h, jusqu’à 14h le mardi, 20h le jeudi, de 9h à 23h pendant les vacances scolaires, www.monet2010.fr. Catalogue, éd. RMN/ Musée d’Orsay, 400 p., 50 euros.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°331 du 24 septembre 2010, avec le titre suivant : Sylvie Patry : « Monet, un peintre complexe »