En Tunisie, le Musée national du Bardo ancre le roman de Gustave Flaubert dans la réalité archéologique de Carthage.
Tunis. « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. » Puissante et évocatrice, la première phrase de Salammbô situe d’emblée le récit dans un cadre ancien et lointain, qui mêle véracité historique et rêverie d’un Orient fantasmé. Publié en 1862, le roman de Gustave Flaubert (1821-1880) rencontre aussitôt un succès retentissant, enflammant les passions autour de l’histoire d’amour funeste de Salammbô, prêtresse de Tanit et fille du général Hamilcar, et de Mâtho, chef libyen des mercenaires révoltés contre Carthage.
C’est non loin des ruines de la puissante cité antique que l’exposition « Salammbô. De Flaubert à Carthage » s’arrête pour une ultime étape, au Musée national du Bardo à Tunis. L’exposition, qui a pour ambition de retracer la genèse et la postérité du roman, est le fruit d’une collaboration entre l’Institut national du patrimoine de Tunisie, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille et les musées métropolitains Rouen Normandie, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Flaubert en 2021 (*). Après Rouen – ville natale de l’écrivain – et Marseille, l’exposition arrive donc en Tunisie, sur la terre même où se déroule le récit.
Un retour aux sources mais aussi un voyage sur les traces de Flaubert, qui, soucieux de saisir l’atmosphère des lieux avec exactitude, s’était rendu en Algérie et en Tunisie au printemps 1858. Après le scandale provoqué par la parution de Madame Bovary, l’écrivain éprouvait le besoin de s’éloigner d’un « roman moderne » pour « faire un peu d’histoire », qu’il concevait comme « un large bouclier sous lequel on peut abriter bien des choses ». Débute dès lors un méticuleux travail de recherche sur l’histoire, les lieux et les mœurs de Carthage, complété par des croquis et notes de voyage relatant ses impressions et réflexions. En résulte un roman à l’univers extravagant, dépeignant un monde de révolte, de passion et de drame sur fond historique à l’heure où l’archéologie de Carthage n’en est encore qu’à ses prémices.
Pour ce volet tunisien, l’exposition insiste particulièrement sur l’intérêt archéologique qu’a suscité Carthage à la suite de la parution de Salammbô, en présentant une centaine d’objets antiques et d’œuvres plus modernes. Une sélection moins fournie que celles de ses homologues français car le musée compose avec un espace plus réduit. « Notre exposition n’entend pas retracer l’histoire du roman, souligne Myriame Morel-Deledalle, co-commissaire de l’exposition et conservatrice au Mucem. Il s’agit plutôt de se concentrer sur la genèse de l’ouvrage et sur les fouilles archéologiques qu’il a impulsées une fois paru. » Un angle pertinent au regard des collections du musée, qui regorgent de précieux vestiges archéologiques retrouvés à Carthage. Mais, revers de la médaille, le parcours manque quelque peu de mise en contexte et peine à conserver un fil conducteur, survolant le voyage de Flaubert pour se perdre, à plusieurs reprises, dans une présentation strictement historique de la cité antique.
Est cependant abordée, bien que superficiellement, l’incroyable postérité de Salammbô dans les arts visuels. Quelques belles pièces se distinguent, à l’instar des illustrations de Georges-Antoine Rochegrosse (1859-1938), de la toile de Léon Bonnat (1833-1922) représentant la cantatrice Rose Caron dans le rôle de Salammbô, et de la bande dessinée fantastique de Philippe Druillet. Mais l’intérêt de l’exposition réside surtout dans la salle punique, qui fait état de la réalité archéologique carthaginoise. « Même s’il n’éprouvait pas d’intérêt particulier vis-à-vis de l’archéologie, Flaubert a eu le génie d’anticiper les découvertes faites a posteriori à Carthage, explique Myriame Morel-Deledalle. C’était un véritable ethnologue, qui, dans sa compréhension du genre humain, a transposé la barbarie des sociétés anciennes et contemporaines à une civilisation punique encore mal connue. » La salle rassemble de nombreuses œuvres antiques découvertes lors des fouilles entreprises après sa mort, pour la plupart issues des collections du Bardo ou prêtées par le musée voisin de Carthage (fermé pour restauration). Cuirasse d’apparat d’époque punique, sarcophage de prêtresse, python ailé… Autant d’objets qui ravivent l’univers fantasmagorique d’un roman qui, encore aujourd’hui, enflamme les imaginaires.
(*) L'exposition ainsi que la programmation culturelle autour de l'exposition ont également été portés par l'Institut français de Tunisie, avec le soutien de l'Institut français.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : Sur les pas de Salammbô