Archéologie - Livre

Flaubert, l’inventeur de Carthage

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 24 août 2021 - 2283 mots

« Je me moque de l’archéologie ! », lance un jour Flaubert qui, dans Salammbô, ressuscite pourtant Carthage. Son roman a en effet stimulé les premières fouilles scientifiques de la cité punique.

« On ne sait rien de Carthage. » C’est le constat que fait Flaubert avant d’embarquer pour la Tunisie, au printemps 1858. Certes, l’heure est aux conquêtes coloniales et l’orientalisme est dans l’air du temps. Mais l’archéologie de Carthage est balbutiante, et c’est à peine si les récits des voyageurs arabes ou européens font état de quelques ruines. Qu’à cela ne tienne. L’écrivain mènera une enquête approfondie sur les lieux, les mœurs, les techniques de guerre, les usages religieux de Carthage, traversera la Méditerranée et fera de la cité punique le théâtre de son second roman. Dans Salammbô, il exhumera par la plume et décrira ses palais et ses jardins, ressuscitera ses dieux, racontera ses banquets, ses batailles, les sacrifices d’enfants qui probablement s’y déroulèrent. Ils seront la toile de fond antique sur laquelle se jouera la passion fatale de Mâtho, le mercenaire révolté, et Salammbô, la prêtresse de Tanit, fille du général carthaginois Hamilcar. À l’occasion du bicentenaire de la naissance de l’écrivain, le Musée des beaux-arts de Rouen, sa ville natale, et le Mucem à Marseille se sont associés avec l’Institut national du patrimoine, en Tunisie, pour mettre en lumière dans l’exposition « Salammbô – Fureur ! Passion ! Éléphants ! » ce chef-d’œuvre et sa postérité. S’il inspira de nombreux artistes jusqu’à nos jours, il fit surtout date dans l’histoire de l’archéologie carthaginoise.

Une archéologie balbutiante

Quelle mouche a-t-elle donc piqué Flaubert de nous emmener à Carthage ? « On l’attendait sur le pré chez nous, quelque part en Touraine, en Picardie, ou en Normandie encore : bonnes gens, vous en êtes pour vos frais, il était parti pour Carthage », résume Sainte-Beuve à la parution de Salammbô en 1862. C’est en effet sous le ciel bas et lourd de Normandie que s’est déroulé le premier roman de ce fils de chirurgien rouennais : Madame Bovary. Un roman « sur rien », qui racontait la douloureuse éducation sentimentale d’une épouse ordinaire, et l’avait entraîné devant les tribunaux en 1857 pour outrage aux bonnes mœurs. La même année, Charles Baudelaire est condamné pour Les Fleurs du mal. Flaubert, lui, parvient à être acquitté. Le scandale de ce roman et surtout la nouveauté esthétique de son « réalisme » lui valent, à 35 ans, une célébrité immédiate. Dès que Madame Bovary est autorisé à paraître, Flaubert se lance dans l’écriture de son « roman carthaginois ». Il a décidé de « sortir du monde moderne », qui le « dégoûte ». « Je vais donc momentanément faire un peu d’histoire », explique-t-il à Jules Michelet. « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage ! C’est là une thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a poussé », confiera-t-il encore en 1859 à son ami Ernest Feydeau.

L’Orient est alors à la mode. Mais lorsque Théophile Gautier publie en feuilleton son Roman de la Momie, en 1857, l’archéologie égyptienne est en plein essor. Celle de Carthage est balbutiante. « Le site était parfaitement sauvage, transformé depuis le Moyen Âge en véritable carrière servant à la construction et à l’embellissement de palais et d’édifices divers, aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger. On commençait juste à identifier avec certitude ses différentes ruines », explique Ahmed Ferjaoui, chercheur et archéologue à l’Institut national du patrimoine, en Tunisie, dans le catalogue de l’exposition « Salammbô ! ». Le titre de l’ouvrage du premier explorateur moderne de Carthage, le savant danois Christian Tuxen Falbe, paraît en 1833. Son titre, Recherches sur l’emplacement de Carthage, témoigne de l’étendue des investigations qui restent à faire…

Plusieurs livres et voyages

Qu’à cela ne tienne. Flaubert se plonge dans les sources antiques qui évoquent la cité où s’aimèrent la reine Didon et Énée. « Savez-vous combien maintenant je me suis ingurgité de volumes sur Carthage ? Environ cent ! », confie-t-il dans une lettre. S’il lit Jules Michelet, se plonge dans la Topographie de Carthage de l’érudit Adolphe Dureau de La Malle, demande des renseignements à l’archéologue Félicien de Saulcy sur la cité du IIIe siècle av. J.-C., Flaubert étudie aussi la Bible – celle de Cahen, riche en commentaires – et les textes antiques. Avec Polybe, l’historien grec qui a assisté à la destruction de Carthage aux côtés de légions romaines, il fait sien le récit de la guerre des Mercenaires, cette révolte qui opposa entre 241 et 238 av. J.-C. Carthage à ses mercenaires impayés après la première guerre punique, et qui sera la trame dans laquelle se nouera la passion impossible entre le Lybien Mâtho et la fille imaginaire du général Hamilcar. Avec Hérodote, il s’intéresse aux mœurs des Barbares. Diodore de Sicile lui décrit la civilisation punique. Pline lui suggère l’épisode des lions crucifiés par les Carthaginois pour effrayer les mercenaires.

Mais cela ne lui suffit guère. Au printemps 1858, Flaubert embarque pour l’Algérie et la Tunisie. D’avril à juin, il visite les sites de Tunis, Utique et Carthage. L’écrivain y recueille des impressions et des sensations, croque dans son carnet de voyage des paysages et des ruines. Ses lectures de jeunesse évoquant l’Orient (Voltaire, Byron ou Hugo) compléteront ses notes de voyages, comme aussi les souvenirs de son premier long périple en Orient, de Marseille à Damas, en passant par Alexandrie, Le Caire, Beyrouth et Jérusalem, avec son ami l’écrivain Maxime Du Camp au lendemain de la Révolution de 1848.

La bataille autour de Salammbô

Cependant, si Flaubert nous transporte à Carthage poussé par son dégoût du monde moderne, ce dernier ne tarde pas à le rattraper. Cinq ans après le scandale de Madame Bovary, son second roman est attendu. « Salammbô a été mis en vente jeudi. Le soir, on s’abordait sur les boulevards : Où allez-vous ? Je rentre pour lire Salammbô. Et vous ? Moi, je vais acheter Salammbô, et je rentre », rapporte Le Figaro daté du 30 novembre 1862. Cette fois-ci, l’écrivain de 41 ans n’aura pas à répondre de son roman devant le tribunal. Mais quelques semaines seulement après la parution de Salammbô, le critique Charles-Augustin Sainte-Beuve l’attaque en affirmant l’impossibilité de ressusciter l’Antiquité, séparée du monde contemporain par un « abîme ». Puis, c’est au tour de l’archéologue Guillaume Froehner de dénoncer dans la presse son « imagination fébrile et surexcitée ».

Cependant, « Flaubert a fait une synthèse remarquable des connaissances de son époque sur l’Antiquité », remarque Sylvain Amic, directeur de la Réunion des musées métropolitains de Rouen et co-commissaire de l’exposition. Il peut ainsi réfuter ces attaques point par point. Froehner lui reproche d’ignorer une source ? Au contraire, il l’a étudiée, et plus attentivement que lui ! Flaubert argumente, expose le détail de ses lectures, explique sa méthode. « Où les preuves manquaient, j’ai induit », répond-il par ailleurs à Sainte-Beuve. D’ailleurs, il n’a pas écrit un livre d’Histoire. « Je me moque de l’archéologie ! », explique-t-il au critique. « Si la couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion… si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les architectures au climat », alors tout s’effondre.

Mais dans son « roman carthaginois », rien ne détonne ; l’ensemble se tient. Sainte-Beuve peut bien reprocher à l’écrivain sa « pointe d’imagination sadique » lorsqu’il décrit des sacrifices d’enfants, accompagnés des « cris des mères » et du « grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons ». Reste que les textes de Diodore de Sicile et de Plutarque attestent les sacrifices d’enfants à Carthage. Et qu’importe si Flaubert avait en effet confié dans une de ses lettres, en 1861 qu’il s’amusait en écrivant « des horreurs » ? À 18 ans, il avait annoncé sa vocation à l’un de ses amis : « Je ne ferai que dire la vérité mais elle sera horrible, cruelle et nue. »

Flaubert au rang des spécialistes

De fait, son œuvre n’est pas un écrit scientifique ; elle est littéraire : « Me croyez-vous assez godiche pour être convaincu que j’aie fait dans Salammbô une vraie reproduction de Carthage ? Ah non ! Mais je suis sûr d’avoir exprimé l’idéal qu’on en a aujourd’hui », écrit-il. Toujours est-il que par son succès retentissant, Salammbô entre dans l’histoire de l’archéologie carthaginoise. À cette époque, marquée par le développement de l’archéologie et les conquêtes coloniales, le roman de Flaubert contribue à la renaissance de Carthage et stimule les fouilles. En 1875, le père Alfred-Louis Delattre – un Rouennais comme Flaubert, qui se défend pourtant d’avoir lu Salammbô–, est chargé par le cardinal Lavigerie de recueillir les vestiges archéologiques de l’antique cité. Son action le conduit principalement à explorer des nécropoles puniques de Carthage. Par ses découvertes, celui qu’on considère comme le « père de l’archéologie carthaginoise » éveille l’intérêt d’une génération de savants français, à l’instar de l’archéologue et épigraphiste Paul Gauckler, qui inaugure la fouille scientifique à Carthage. Leurs découvertes (sarcophages anthropoïdes, masques grimaçants, coquilles d’œufs d’autruche peints, têtes d’hommes barbus en verre) seront diffusées dans les musées européens. L’Europe découvre alors l’originalité de la culture punique.

Au XXe siècle, la découverte du sanctuaire du dieu Baal Hammon et d’urnes d’ossements de jeunes enfants semble confirmer ces sacrifices d’enfants par les Carthaginois qui terrifiaient les mercenaires dans Salammbô. Si le débat sur la véracité de ces sacrifices reste ouvert, le public comme les scientifiques restent habités par le roman de Flaubert. Dans un livre consacré aux vestiges de Carthage, un archéologue place ainsi Flaubert au rang des grands spécialistes de l’histoire antique de l’Afrique du Nord, conseillant aux visiteurs des ruines de Carthage de s’initier auprès « des grands maîtres qui les ont le plus éloquemment célébrées ou qui en ont donné les descriptions les plus complètes : Gustave Flaubert dans Salammbô ; Gaston Boissier dans L’Afrique romaine ; Auguste Audollent dans Carthage romaine ; Louis Bertrand dans les Villes d’or ; Stéphane Gsell dans L’Histoire ancienne de l’Afrique du Nord». Ou comment un jeune homme né sous le ciel de Normandie est devenu l’inventeur de Carthage sans l’avoir jamais fouillée.

L’exposition "Salammbô" à Rouen et Marseille

Si la mort n’existait pas, Flaubert aurait en décembre prochain 200 ans. S’il avait tant vécu, sans doute se serait-il emporté contre les peintres, sculpteurs, illustrateurs ou photographes qui ont figuré des scènes de son roman et représenté le personnage de Salammbô : il avait interdit qu’on l’illustre. Mais il se serait réjoui de voir les archéologues mener des fouilles scientifiques à Carthage et évoquer son roman. Pour le bicentenaire de la naissance de l’écrivain, le Musée des beaux-arts de Rouen, le Mucem à Marseille et Institut national du patrimoine à Tunis ont réuni 350 œuvres pour raconter l’épopée de Salammbô– depuis les sources qui ont permis d’en composer la toile de fond jusqu’aux œuvres que son roman a inspirées (après sa mort en 1880 !) et aux fouilles qu’il a stimulées. Au côté des œuvres venues de collections françaises et européennes, des prêts majeurs ont été consentis par les musées du Bardo et de Carthage pour faire découvrir au public français des trésors archéologiques de l’époque punique, comme le sarcophage dit de la « prêtresse ailée », qui remonte aux IVe – IIIe siècles av. J.-C., exhumé à Carthage en 1902.

Marie Zawisza


"Déjouer Flaubert", la série d’expositions du Frac Rouen

Le Fonds régional d’art contemporain Normandie Rouen participe activement à la célébration du bicentenaire de la naissance de l’enfant du pays par une série d’expositions organisées à partir des œuvres de sa collection et disséminées sur le territoire normand. Au Jardin des plantes de Rouen, l’exposition « Désorientaliser – Salammbô» présente jusqu’au 20 septembre quelques regards portés par des artistes actuels (Adel Abdessemed, Julien Creuzet, Gaël Davrinche, etc.) sur l’Orient, loin du romantisme de Flaubert et de ses contemporains. Au château de Bois-Guilbert, « Dénaturaliser – Bouvard et Pécuchet» s’amuse, elle, à tirer des fils entre les sciences et l’humour dans le roman de Flaubert et des œuvres de Michel Blazy, Claude Closky ou Mark Dion (jusqu’au 7 novembre). Chaque exposition est, comme cela, l’occasion de « relire » un texte de Flaubert par le prisme de l’art contemporain, à l’instar de La Tentation de saint Antoine à Canteleu (où est mort Flaubert), du Dictionnaire des idées reçues à Louviers, etc.

Fabien Simode


L’Orient de Flaubert en beau livre

La vie est quelquefois bien facétieuse. Gustave Flaubert (1821-1880) exécrait le réalisme. Il n’aimait ni la littérature de Champfleury ni la peinture de Courbet. C’est pourtant la réputation de « réaliste » qu’il dut promener après la parution, en 1856, de Madame Bovary, son roman qui le rendit célèbre. Pourtant, « ses amours [étaient] ailleurs, nous dit Gisèle Séginger : l’Orient et l’Antiquité. » L’universitaire, spécialiste de l’écrivain qui a contribué à l’édition de ses œuvres complètes dans La Pléiade, consacre cette fois un texte à ces contrées rêvées autant qu’explorées à deux reprises, en 1849 et en 1858, pendant la rédaction de Salammbô ;à cet orientalisme d’abord nourri de la peinture de Delacroix et de la musique de Berlioz que l’auteur de La Tentation de saint Antoine aura à cœur de rendre plus sauvage. Fidèle à la réputation de son éditeur, Citadelles & Mazenod, le beau livre illustré qui paraît pour le bicentenaire de la mort de Flaubert retrace superbement le parcours sensible de l’écrivain : ses rencontres et ses voyages, ses conversations avec la princesse Mathilde, dont il fréquenta assidûment le salon – le portrait à l’aquarelle qu’elle fit de Salammbô est reproduit en pleine page –, avec son ami le peintre Charles Gleyre, Léon Bonnat ou Eugène Fromentin, qui écrivit ces mots dans une lettre à Flaubert : « Vous êtes un grand peintre, mon cher ami, mieux que cela un grand visionnaire ; car comment appeler celui qui crée des réalités si vives avec ses rêves et qui nous y fait croire ? »

Fabien Simode

 

Gisèle Séginger, L’Orient de Flaubert en images,

Citadelles & Mazenod, 224 p., 69 €.

EXPOSITIONS

« Salammbô – Fureur ! Passion ! Éléphants ! »,

jusqu’au 19 septembre 2021. Musée des beaux-arts de Rouen, esplanade Marcel-Duchamp, Rouen (76). Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs : 9 et 6 €. Commissaires : Sylvain Amic, Myriame Morel-Deledalle et Imed Ben Jerbania. www.musees-rouen-normandie.fr

« Salammbô – Fureur ! Passion ! Éléphants ! »,

du 20 octobre 2021 au 7 février 2022. Mucem, 7, promenade Robert-Laffont (esplanade du J4), Marseille (13). Tous les jours sauf le mardi de 11 h à 19 h (18 h à partir du 8 novembre). Tarifs : 11 et 7,50 €. Commissaires : Sylvain Amic, Myriame Morel-Deledalle et Imed Ben Jerbania. www.mucem.org

« Déjouer Flaubert, quand l’art contemporain détourne les romans de Flaubert »,

un parcours du Frac Normandie Rouen sur le territoire normand. www.fracnormandierouen.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°746 du 1 septembre 2021, avec le titre suivant : Flaubert, l’inventeur de Carthage

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