PARIS
Tombée dans l’oubli à la fin des années 1980, la collection d’art initiée par Renault en 1967 est une aventure humaine et artistique unique. On la redécouvre à l’occasion de l’exposition que lui consacre la Fondation Clément.
Lorsque, en 1996, Ann Hindry reçoit un appel de monsieur Michaux, « de chez Renault », elle croit d’abord avoir affaire à un garagiste. Mais c’est de tout autre chose qu’il s’agit : Louis Schweitzer, P.-D.G. du fabricant automobile français depuis 1992, est à la recherche d’un conservateur pour la collection de l’entreprise. Patron cultivé et amateur d’art, il souhaite en effet la valoriser. Alfred Pacquement, un ami, lui a glissé le nom de cette historienne de l’art franco-britannique. Ann Hindry accepte sans hésiter le poste. Sa mission ? Effectuer un récolement des quelque trois cents œuvres entreposées en sous-sol. Les cataloguer, et les exhumer. Avec précaution.
Autrefois sujet de fierté, les nombreuses collaborations de la firme avec les artistes appartiennent alors au passé. Au siège de Renault, à Boulogne-Billancourt, les membres du personnel traversent tous les jours un hall d’accueil que longe un monumental ensemble de Soto. Ils déjeunent à la cafétéria face à une frise de Julio Le Parc ou, dans les salles à manger du huitième étage, devant une série de sérigraphies sur aluminium anodisé de Vasarely. Mais ces installations sans la moindre notice explicative font en quelque sorte partie des meubles. On ne les voit plus. Pire, on les ignore. Le reste des œuvres est confiné dans les réserves. Il faut dire que quelques scandales plus ou moins retentissants en lien avec la collection ont « traumatisé » l’équipe dirigeante.
Acte I, la genèse d’une collection
Qui se souvient, en cette fin des années 1990, du généreux projet de rapprochement entre l’art et le monde ouvrier initié trente ans plus tôt ? Car l’histoire de la collection Renault a commencé en 1967. En plein essor, l’entreprise publique fait figure de fleuron de l’économie française et n’a a priori nul besoin de chercher un vecteur d’image dans l’art contemporain, d’autant moins que celui-ci peine à émerger au niveau hexagonal. Mais voilà, la régie compte dans ses rangs un cadre passionné d’art et de culture, Claude Renard. Lors d’un séjour de plus d’un an à New York, celui-ci a découvert outre-Atlantique une nouvelle génération d’artistes, entre peinture abstraite et pop art. Surtout, il a été impressionné par le mécénat à l’américaine, pratiqué tant par les riches philanthropes que par les sociétés privées.
Cela a donné des idées à cet émule et ami de Malraux, qui croit à un art mis à la disposition de tous, pour le bien commun. Peut-être Claude Renard cherche-t-il aussi une façon d’élargir les limites de son horizon chez Renault. En tout cas, il obtient à force de persuasion l’accord du président de la firme Pierre Dreyfus, afin de créer un département « Recherches, art et industrie ». Plutôt que d’acheter des œuvres, il s’agit de mettre en place un échange de bons procédés où la régie apporterait son soutien technique et logistique à des artistes invités. C’est un concept audacieux, et moderne ; il fait écho à l’intérêt naissant des créateurs pour les matériaux et les moyens de production industriels.
Depuis longtemps à la recherche d’une collaboration avec l’industrie, Arman est le premier à bénéficier de cette « énorme opportunité ». « On m’a lâché dans mon magasin de couleurs », dira-t-il à propos de son expérience chez Renault, le lieu rêvé pour mettre en œuvre sa trilogie « production-consommation-destruction ». L’artiste, qui s’est par ailleurs déjà intéressé aux pièces mécaniques, confie son « appétit » pour « les éléments de tôlerie, comme les calandres ». Il réalise à l’usine une centaine d’Accumulations– hélices de ventilateurs, pans de carrosserie, pièces de moteurs, etc. Le catalogue de la collection recense vingt-huit sculptures et peintures de ce défricheur.
Expansions de César, Anti-sculptures de Jean Dewasne, Colonnes animées de Pol Bury, SCAM 1, sculpture automobile de Nicolas Schöffer… : à la suite d’Arman, les « invitations » fructueuses s’enchaînent. Et c’est à leur rythme que se constitue une collection qui compte aujourd’hui un peu plus de trois cents œuvres de vingt-huit artistes différents. Avec des disparités qui témoignent de la nature aventureuse du projet. Ainsi, à côté d’ensembles importants réunissant plusieurs œuvres d’Arman, de Jean Dubuffet, de Erró ou de Victor Vasarely, on trouve des pièces isolées ou en petit nombre signées Roberto Matta, Jean Fautrier, Robert Rauschenberg, Niki de Saint Phalle (The White Goddess, une pièce de 1963 donnée par l’artiste) ou encore de Tinguely, dont le spectaculaire Requiem pour une feuille morte, un temps prêté au Centre Pompidou.
Acte III, l’apogée
Le déménagement du siège social à Boulogne-Billancourt, en 1973, va constituer l’apogée de ce programme novateur. Le nom de l’architecte Oscar Niemeyer est évoqué, mais Renault y renonce au profit d’un maître d’ouvrage inconnu qui livre des bâtiments sans âme. C’est l’occasion pour Claude Renard de lancer un nouveau défi à l’entreprise : intégrer des œuvres monumentales in situ. Pierre Dreyfus donne son accord. Des commandes sont passées à Arman, qui réalise des bas-reliefs à partir de culasses sciées, à Jean Dewasne dont les panneaux sont installés sur plusieurs étages, à Takis qui conçoit un diptyque magnétique. Mais aussi à Soto et à Vasarely, à Julio Le Parc, qui compose sa grande fresque dans la cafétéria. Période faste. Quant à Jean Dubuffet, il investit les salons de la direction générale avec les formes peintes proliférantes de son Roman burlesque. Ce paysage profus touche cependant aux limites d’un consensus esthétique finalement assez étroit. À son contact, les réactions varient ainsi « d’une adhésion sans réserve à une surprise plus ou moins bienveillante, voire à une désapprobation furieuse », note Micheline Renard [Renault, la collection d’art, Flammarion]. « De guingois », les personnages de Dubuffet « imposent le spectacle d’un monde de l’irrationnel et de l’humour, qui fait mine d’être régressif, chahuteur, grimacier. On doit le sentir confusément dans ces salons où l’on discute affaires et technique », glisse non sans malice Jacques Michel dans un article du Monde publié en 1977 [Jean Robert Bouyeure, Le Sac du Salon d’été, l’affaire Dubuffet – Régie Renault, L’Harmattan].
Art et vicissitudes de la vie collective : dès 1972, Jean-Pierre Raynaud a lui-même été au centre d’incidents houleux. Invité par l’industriel, le jeune artiste conçoit une exposition qui doit être présentée aux Arts décoratifs. Or, cette même année, le militant maoïste et ancien employé de Renault Pierre Overney est tué par un vigile de la firme lors d’une manifestation. Raynaud, qui revendique sa neutralité politique se voit toutefois sommé par le milieu culturel « de prendre parti », vu son implication « dans le système Renault ». L’inauguration aux Arts déco se fait sous la protection des CRS.
Mais c’est l’affaire Dubuffet qui va surtout marquer les esprits. En 1974, le constructeur automobile commande à l’artiste une sculpture habitable de près de 2 000 m2 qui doit être édifiée sur le parvis de son siège de Billancourt. « Apothéose d’une série prolifique » pour Dubuffet, ce projet constitue pour la régie « le point d’orgue d’une exceptionnelle et exemplaire politique de mécénat », résume l’avocat Jean-Robert Bouyeure, qui défendit l’artiste et qui revient, dans son ouvrage Le Sac du Salon d’été, sur le procès qui a opposé les deux parties. Car, en 1975, Renault décide d’arrêter les travaux et de rompre le contrat passé avec l’artiste, officiellement pour des raisons techniques et financières. Soupçonnant une hostilité plus insidieuse et humilié par cette décision, Dubuffet intente un procès à l’entreprise afin de faire valoir son droit moral et de la contraindre à achever l’œuvre. S’ensuit un feuilleton médiatico-juridique de huit ans… En 1983, un arrêt de la cour de Versailles validé par la Cour de cassation condamne Renault à terminer la construction. Dans un communiqué de presse, Dubuffet annonce toutefois qu’il n’usera pas de son droit. Le Salon d’été restera à jamais un rêve, au lourd parfum de scandale.
En 1976, soucieux de se démarquer de l’affaire Dubuffet, Claude Renard crée « L’incitation à la création » (IAC), structure associative liée à Renault par un contrat renouvelable et présidée par son P.-D.G. Bernard Hanon. Or, au tournant des années 1980, le fabricant automobile connaît une période de marasme. Ni la collection ni l’IAC ne font plus partie de ses priorités budgétaires, au point qu’elle choisit de rendre un certain nombre d’œuvres à leurs auteurs. Les artistes (Soto, Tinguely, Rosenquist, Tàpies, Chillida, Hantaï et Boltanski, entre autres), auxquels est soumis un contrat de rétrocession, sont encouragés à confier leurs œuvres à l’association créée par Claude Renard, étant entendu qu’elles « ne pourront en aucun cas être revendues ». Lorsque Renault lâche définitivement l’IAC, l’association, pressée de trouver de nouveaux financements, se tourne vers un certain Jean Hamon, qui en devient le président. Cet entrepreneur passionné d’art, soi-disant désireux de créer un musée sur l’île Saint-Germain, entre Boulogne-Billancourt et Issy-les-Moulineaux, sera par la suite condamné pour des pratiques frauduleuses. À présent soupçonné d’essayer de vendre sous le manteau certaines des œuvres ayant appartenu à Renault, il est assigné en justice par plusieurs artistes ou par leurs ayants droit.
En 1996, c’est donc d’un fonds amputé d’une part considérable qu’Ann Hindry commence le récolement, avant de lui consacrer un livre : Renault et l’Art : une épopée moderne. En lui rendant une visibilité, l’ouvrage contribue à donner une nouvelle vie à la collection, qui va alors commencer à tourner à l’étranger. Le succès de la première exposition, au Japon, témoigne de l’impact positif que l’art peut avoir sur l’image de la marque. C’était en 2003, au moment de l’accord signé avec Nissan… Celle qui se tient actuellement à la Fondation Clément, à la Martinique, atteste de la curiosité intacte du public pour la firme et pour l’art de son époque. On y découvre également plusieurs pièces récentes, telle Body versus Twizy, sculpture inspirée à Jean-Luc Moulène par un des modèles de Renault. Cependant, les modalités de la collection ont changé : à l’heure des badges de sécurité, plus aucun artiste ne vient se promener à sa guise le long de la chaîne de montage. Les pièces sont le résultat d’acquisitions, ou de commandes bien encadrées. Reste la mémoire patrimoniale d’un mécénat unique en son genre et terriblement précurseur si l’on pense aux nombreuses fondations d’entreprise qui ont, depuis, vu le jour.
L’exposition de la Fondation Clément
L’engouement du public pour la Fondation Clément, l’un des rares centres d’art de la zone caraïbe, ne se dément pas. En 2017, le lieu a accueilli quelque 200 000 visiteurs. On peut sans trop s’avancer prédire que sa nouvelle exposition, consacrée à une sélection d’œuvres de la collection Renault, sera à son tour couronnée de succès. Celle-ci offre en effet l’occasion d’admirer quelques pièces phares rarement présentées, comme le colossal Requiem pour une feuille morte de Jean Tinguely dont les rouages sombres sont activés à intervalles réguliers. Mais aussi les sérigraphies sur aluminium de Vasarely, ainsi que ses huiles sur papier, deux très beaux tableaux d’Alechinsky, des Accumulations d’Arman, un ensemble de Dubuffet issu du cycle de L’Hourloupe, qui s’étend, entre 1962 et 1974, sur la période couvrant sa collaboration avec la firme automobile. Dans la dernière salle, des tirages de Robert Doisneau rappellent que le photographe travailla pour Renault dans les années 1930, puis après-guerre jusqu’en 1956. Avant de quitter les lieux, un détour s’impose par le parc de sculptures également remarquable pour ses espèces botaniques.
Anne-Cécile Sanchez
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°720 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Renault : grandeur et décadence de la collection