La guerre en Ukraine ramène sur le devant de la scène ce métier à très haut risque, malmené depuis la guerre du Golfe, mais dont le Musée de l’armée et le Musée de la Libération de Paris rappellent qu’il a écrit l’une des plus belles pages de l’histoire de la photographie.
Jamais ils n’ont été aussi nombreux sur une même zone de guerre. Ce sont les photographes de retour d’Ukraine qui le disent. Certains ont déjà couvert d’autres conflits, tandis que d’autres débutent ou connaissent parfaitement le pays. De là à se qualifier de photographe de guerre, beaucoup s’y refusent. « Je ne vais pas d’une guerre à une autre comme Patrick Chauvel ou Laurent Van der Stockt », souligne Guillaume Herbaut, qui se rend chaque année en Ukraine depuis son travail sur Tchernobyl en 2001. Présente en Ukraine dès le début du conflit, Laurence Geai réfute elle aussi ce terme en se référant à son travail en France sur les inégalités, sur la politique ou sur la Covid. De fait, rares sont ceux qui possèdent le parcours d’un Patrick Chauvel qui, depuis la guerre du Vietnam, a couvert tous les grands conflits de ces cinquante dernières années, ou encore celui de Christine Spengler, correspondante de guerre, de l’Irlande du Nord en 1972 à l’Irak en 2003.
Quoi qu’il en soit, chaque conflit a révélé des photographes ou donné une visibilité internationale à d’autres qui n’en avaient pas. La guerre en Yougoslavie, en Tchétchénie ou en Irak a ainsi fait émerger, au début des années 1990, une nouvelle génération de reporters, de Laurent Van der Stock, Luc Delahaye, Alexandra Boulat, Anthony Suau, Éric Bouvet, Olivier Jobard, Patrick Robert et Paul Lowe. Leurs reportages se sont inscrits parmi les plus marquants de ces guerres à l’instar de ceux de Stanley Green en Tchétchénie ou de ceux de Véronique de Viguerie en Afghanistan et au Yémen quelques années plus tard. La guerre en Ukraine ramène donc sur le devant de la scène le photographe de guerre et ses figures historiques, de Robert Capa à Don McCullin, en passant par Gerda Taro, Gilles Peress et James Nachtwey. Elle renvoie aussi à l’évolution d’un métier et d’un statut, que ce soit au niveau de la profession elle-même, des médias ou des institutions, comme le montrent les expositions en cours au Musée de l’armée, à la Bibliothèque nationale de France et au Musée de la Libération de Paris.
« Le désir de documenter les événements historiques au fur et à mesure de leur déroulement a été la force motrice de mon travail de photographe de conflit », explique Carolyn Cole, qui a couvert pendant plus de vingt ans pour le Los Angeles Times différents conflits dont ceux au Libéria, en Irak et en Afghanistan. « Mon objectif était de montrer aux lecteurs du LA Times l’impact que le gouvernement américain et nos troupes avaient sur les populations de ces pays. J’avais trouvé un but en étant les yeux de ceux qui ne pouvaient pas voir par eux-mêmes l’inhumanité de la guerre et l’humanité de ceux qui étaient pris entre deux feux. » Le risque d’y laisser sa vie ou d’être blessé, ils le connaissent mais témoigner est plus fort que tout. « Être photographe de guerre est plus qu’un métier, c’est une façon de vivre », précise Patrick Chauvel parti en Ukraine pour Paris Matchà 72 ans. « Je ne pouvais pas regarder ce conflit à la télévision alors que les Russes déclenchaient une guerre », dit-il comme nombre de ses confrères et consœurs aguerris aux terrains de guerre, portés par le même élan, le rang des femmes photographes se renforçant en nombre depuis la Seconde Guerre mondiale.
Trois générations de photographes se retrouvent en Ukraine. Les plus âgés ont marqué dès les premiers jours du conflit leur inquiétude pour la vie de tous ces jeunes reporters qui affluaient sans expérience, ni moyens et garanties de publication dans la presse. « Il y aura de la casse. Il y en a déjà », disent invariablement les anciens, en sachant que nombre de ces jeunes photographes ne poursuivront pas dans cette voie après avoir été confrontés à la peur, à la mort et à l’horreur. « Il y a un fantasme du photographe de guerre, alors qu’il ne faut surtout pas faire ce métier pour exister et se faire un nom », constate Laurence Geai, en Ukraine pour Le Monde. La photographie de guerre impose des règles et des réflexes, tant avant de partir qu’une fois sur le terrain, ou lors de l’envoi de son choix d’images légendées. Des règles et des réflexes qui ne s’apprennent pas dans une école de photo mais sur place, et souvent auprès de « mentors », comme auprès de Patrick Chauvel, dont Laurence Geai dit qu’il l’« a beaucoup aidée et conseillée » lors de ses premiers reportages en Syrie. Car la tâche s’est compliquée à plusieurs niveaux. Sur le terrain du confit d’abord. L’accès direct aux combats d’un côté comme de l’autre est devenu compliqué. Pas impossible mais plus difficile à obtenir. Les gouvernements ont compris avec la guerre du Vietnam l’impact que peuvent avoir les images, et encore plus aujourd’hui quand une image peut être vue instantanément dans le monde entier. Patrick Chauvel le constate quand il souligne les caractéristiques de la guerre en Ukraine qui, pour l’instant, ne lui ont pas « permis de travailler comme d’habitude, c’est-à-dire avec les combattants d’un côté comme de l’autre et en sachant d’où venait le danger ». La méfiance des militaires et des civils armés face à l’infiltration de saboteurs ou d’espions russes, l’impossibilité d’être du côté russe – du moins jusqu’à présent – et l’emploi d’armes à longue portée ne lui ont pas permis de faire de photographies de bataille. Le développement de la technologie numérique, d’Internet et des réseaux sociaux ont d’autre part bouleversé les pratiques et les usages des images, mais aussi la considération vis-à-vis du photographe de guerre longtemps considéré comme l’aristocrate de la profession. Le nombre exponentiel de personnes qui produisent désormais des images et le déversement en continu de ces dernières sur le Net brouillent ce qui fait les spécificités du métier. Cela conduit certains à dire, y compris dans le milieu de la photographie et de l’art, que « tout le monde peut faire de la photographie de guerre ». « Or, c’est oublier le professionnalisme, l’éthique et l’expertise journalistiques en matière de traitement de l’information auxquels cette photographie plus que tout autre engage », rappelle Mathilde Benoistel, co-commissaire de l’exposition « Photographies en guerre » au Musée de l’armée.
Jusqu’où s’autoriser à photographier ? Quelle image se révèle être la plus pertinente ? Et comment être le plus objectif possible ? Le photographe de guerre n’échappe pas à ces questions. « Le rôle du reportage est de révéler au plus grand nombre, de la façon la plus neutre et la plus juste possible, les événements tels qu’ils sont, pour que chacun puisse se forger sa propre opinion. C’est une entreprise qui demande un effort permanent de compréhension et de lucidité, ainsi qu’un travail fastidieux, en particulier sur un terrain de guerre, situation dans laquelle un ou plusieurs protagonistes ont intérêt à ce que la vérité ne soit pas établie », explique Laurent Van der Stockt, dont la série de photographies dans la Ghouta, banlieue de Damas, a permis en 2013 d’apporter les preuves de l’utilisation de sarin, gaz neurotoxique puissant employé par l’armée de Bachar al-Assad. Pour ce photographe de guerre récompensé par de nombreux prix prestigieux, le numérique permet à cet égard de maîtriser ce qu’il raconte et les images qu’il transmet. L’époque où l’envoi des films, leur développement et la sélection des images impliquaient différents intervenants, avec « son lot d’images qui pouvaient se révéler menteuses ou inexactes si elles étaient mal choisies, mal légendées et contextualisées, est révolue », dit-il. « Dorénavant, grâce au numérique, l’auteur sur place sort sa carte de l’appareil photo, édite les images et détermine lui-même celles qu’il adresse à son agence ou à son journal. »
Le photographe de guerre est un professionnel qui se méfie plus que tout du danger de la diffusion instantanée de l’image que permet la technologie actuelle. « On réfléchit à ce que l’on va montrer et on essaie de respecter les gens que l’on photographie. Le grand public lui ne réfléchit pas la plupart du temps quand il envoie une image sur les réseaux », note Guillaume Herbaut, détenteur depuis mars 2022 d’un troisième World Press pour son travail au long cours sur l’Ukraine. La démultiplication des sources d’images a de fait conduit les professionnels à encore plus de rigueur, plus de réflexion sur leur pratique. « Il faut toujours se demander où les images que l’on fait peuvent et doivent vivre avec le plus d’impact. Cela signifie qu’il faut continuellement repenser une stratégie de fabrication, de distribution et d’exposition d’images, souvent complétée par d’autres moyens lorsque c’est approprié, comme le son, le texte, la vidéo », relève Susan Meiselas, photographe de Magnum dont le reportage sur le conflit au Nicaragua a donné naissance à un vaste projet éditorial. Les reportages sonores effectués par Éric Bouvet en Ukraine pour Polka s’inscrivent dans cette démarche. Et ce d’autant que la concurrence est rude et que l’écosystème s’est profondément modifié.
Ces trente dernières années ont en effet connu la montée en puissance de très bons photographes locaux ou d’agences de presse comme AP, AFP ou Reuters, dont plusieurs journaux ou magazines reprennent les photographies. Le nombre de titres tels que Le Monde ou Paris Match, commanditaires de reportages, s’est par ailleurs effondré en France comme à l’étranger. Rares en Ukraine sont les photographes qui bénéficient d’une garantie d’un magazine comme Patrick Chauvel, leur assurant leurs frais sur place, une assurance de rapatriement et une rémunération. « C’est un métier sinistré », note Chauvel. Un reportage ou une photographie n’est pas payé plus que les autres et les tarifs ont considérablement diminué tandis que les frais se sont accrus, dépassant largement les revenus. La première guerre du Golfe, en 1990-1991, a marqué ce retournement du marché mais aussi une évolution dans la manière de documenter un conflit. Les difficultés qu’ont eues les photographes à couvrir les combats et le peu de débouchés de leurs photographies ont amené certains à rompre avec le photojournalisme pour s’interroger sur les représentations de la guerre comme Sophie Ristelhueber ou Luc Delahaye ou encore Édouard Elias et Émeric Lhuisset pour la jeune génération. Ce positionnement les a fait basculer dans un tout autre milieu, celui des musées, des centres d’art et des galeries. De manière concomitante, ils sont passés du statut de photographe à celui d’artiste et leurs images ont intégré les collections nationales et le circuit des expositions. La reconnaissance du photographe de guerre passe, quant à elle, uniquement par des prix de photojournalisme et par Visa pour l’image, seul festival consacré à la profession. C’est grâce à un mécène suisse et à l’intérêt porté par le Mémorial de Caen que Patrick Chauvel a pu trouver un lieu où déposer ses archives. L’entrée de celles de Christine Spengler à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, un des trois grands acteurs de conservation de fonds photographiques, marque toutefois le début d’une reconnaissance institutionnelle qui fait néanmoins encore cruellement défaut à une profession à l’origine de quelques-unes des pages les plus marquantes de l’histoire de la photographie.
La représentation de la guerre par la photographie a évolué depuis l’invention du médium et ses premiers usages sur un champ de bataille. À partir de ses riches collections méconnues, le Musée de l’armée, aux Invalides, s’interroge sur la construction des images et sur leurs usages au cours de près de deux siècles d’histoire. Du siège de Rome par l’armée française en 1849 et de la guerre de Crimée en 1853-1856 aux conflits en Syrie et dans le Donbass, le récit chronologique de l’exposition dresse un panorama exhaustif et inédit sur le développement et l’évolution de la photographie de guerre indissociables de celle de son auteur et de son âge d’or jusqu’à la guerre du Golfe, en 1990-1991. Avec, en dernière partie, un focus plus spécifique sur des conflits de ces trente dernières années.
Christine Coste
« Photographies en guerre »,
jusqu’au 24 juillet 2022. Musée de l’armée, hôtel des Invalides, 129, rue de Grenelle, Paris-7e. Tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 14 à 11 €. Commissaires : Mathilde Benoistel, Sylvie Le Ray-Burimi, Lucie Moriceau-Chastagner et Anthony Petiteau. www.musee-armee.com
Quand la guerre de Bosnie éclate en 1992, il a 22 ans. De ce premier reportage, Guillaume Herbaut a tiré divers enseignements, dont celui de s’inscrire dans le temps long et dans ce que l’actualité ne retient pas. Il est ainsi devenu l’un des photographes qui connaît le mieux l’Ukraine. Face à l’afflux de photographes sur le terrain depuis le 24 février, mais aussi face à son trop-plein d’émotions, le lauréat d’un troisième World Press pour son travail en Ukraine a préféré dans un premier temps se concentrer sur l’arrivée des réfugiés en Pologne puis de revenir en France pour couvrir la campagne présidentielle en France pour Le Monde. Avec toutefois la certitude de retourner en Ukraine au mois de mai.
Christine Coste
« Guillaume Herbaut. Terre désirée »,
exposition dans le cadre de « L’œil urbain » , festival photographique, jusqu’au 22 mai, à Corbeil-Essonnes (91).
Longtemps méconnue, l’implication des femmes photographes dans les conflits fait l’objet désormais d’études et d’expositions. Le focus initié par le Kunstpalast de Düsseldorf sur huit d’entre elles revient sur leurs reportages et leurs parcours tout en s’interrogeant sur la spécificité ou non de leur regard. Gerda Taro, Lee Miller, Catherine Leroy, Christine Spengler, Françoise Demulder, Susan Meiselas, Anja Niedringhaus et Carolyn Cole : leur couverture de tel ou tel conflit met en exergue la démarche de chacune. Gerda Taro (1910-1937) et Anja Niedringhaus (1965-2014) y ont laissé leur vie. De la guerre d’Espagne à la guerre en Afghanistan et en Irak, leur regard sur l’horreur qui s’abat sur ces pays et leurs populations, ou sur la souffrance des soldats, ne se revendique pas féminin. Christine Spengler le dit : « Le regard féminin n’existe pas. »
Christine Coste
« Femmes photographes de guerre »,
jusqu’au 31 décembre 2022. Musée de la Libération de Paris, musée du général Leclerc, Musée Jean Moulin, 4, avenue du Colonel-Henri-Rol-Tanguy, Paris-14e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. Commissaires : Sylvie Zaidman, Felicity Korn et Anne-Marie Beckmann. www.museeliberation-leclerc-moulin.paris.fr
C’est lors du festival Visa pour l’image de Perpignan, en septembre 2007, que Stanley Greene et Kadir Van Lohuizen décident de créer l’agence photographique NOOR (« lumière », en arabe). Elle réunit des photographes établis dans le métier. Leur association, rejoint, très vite par neuf autres photographes, entend faire force commune pour poursuivre leurs reportages dans une époque où la pratique du photojournaliste est mise à mal et les sujets sociétaux ou de conflits se réduisent dans la presse. Leur aventure se poursuit toujours mais sans Stanley Greene, mort d’un cancer en 2017.
Christine Coste
« Ce monde qui nous regarde, 15 ans de l’agence Noor »,
jusqu’au 15 juin 2022. Bibliothèque nationale de France – Site François Mitterrand, quai François-Mauriac, Paris-13e. Du mardi au dimanche de 10 h (13 h le dimanche) à 19 h. Entrée libre. Commissaire : Héloïse Conésa. www.bnf.fr
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Profession : photographe de guerre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°754 du 1 mai 2022, avec le titre suivant : Profession : photographe de guerre