PARIS
De 1901 à 1906, l’œuvre de Picasso, surgie du gris et du noir, se colore de bleu puis de rose. Aucunement étanches l’une à l’autre, ces deux dernières périodes s’enracinent dans le passé et présagent l’avenir. Éloge de la nuance.
Par sa naissance, le 25 octobre 1881, Picasso est du signe du Scorpion. Cela ne saurait surprendre : crépusculaire sans être nocturne, insaisissable sans être invisible, orgueilleux sans être vaniteux, l’artiste sait comme nul autre attaquer, pincer ou piquer, planter son aiguillon de pinceau comme on plante des banderilles, plaisir d’esthète qui consiste à entremêler la vie et la mort, Éros et Thanatos. La beauté, tranchante.
Né à Malaga, Picasso gagne Barcelone en 1895. Il a quatorze ans, il veut peindre. Ici, le soleil catalan le dispute à la noirceur. Ici, prospèrent l’âpreté et le songe, l’ambiguïté et l’ambivalence, le décadentisme symboliste et la sinuosité Art nouveau. Le bleu-nuit et la courbe sont partout, le secret trouve refuge dans l’ornement. Ici, la froideur des musées vaut la bohème des cafés – « Els Quatre Gats », en premier lieu, où il rencontre le poète Jaime Sabartés et le peintre Carlos Casagemas. Ici, l’exubérance architecturale, celle des artistes romans et d’Antoni Gaudí, contraste avec la misère des bas-fonds, des ruelles poisses que peuplent des mendiants, des femmes perdues (La Folle, 1900), des filles de joie, des hommes de peu, des militaires estropiés par la guerre de Cuba. Ici, l’anarchisme progresse à mesure que croissent la misère et l’injustice. Ici, la sédition est un mot d’ordre, et un style de vie.
Loin d’être anodines, ces cinq années barcelonaises, de 1895 à 1900, inoculent à Picasso une certitude caravagesque : puisque les heures sont souvent sombres et les apparences trompeuses, sa peinture devra déserter les conventions naturalistes. Il ne peindra plus de grandes machines (La Première Communion, 1896) ni, comme son père, des « tableaux de salle à manger », mais des toiles éblouies par l’obscurité.
En 1900, le jeune Pablo a dix-neuf ans lorsque sa peinture Derniers Moments est sélectionnée pour être présentée lors de la prestigieuse Exposition universelle, à Paris. Une aubaine. Mieux, un alibi. Picasso se rend avec son ami Casagemas en cette ville d’où peut venir la lumière, en cette ville magnétique où, dit-on, tout se joue, se décide et se dessine. Depuis Montmartre, et le modeste atelier qu’a laissé vacant l’artiste Isidre Nonell, dont certaines œuvres lui soufflent alors d’opportunes solutions plastiques, Picasso découvre un monde nouveau, fait de mille possibles et de mille aventures. Avec ses femmes létales, ses ivrognes égarées, ses cocottes fiévreuses et ses vues de music-hall (Le Moulin de la Galette, 1900), l’Espagnol met ses pas pressés dans ceux, géniaux, de Lautrec : « C’est à Paris que je me suis rendu compte quel grand peintre il a été. » Les affinités électives sont multiples, ainsi celles avec Steinlen et, surtout, avec Degas, comme en témoignent certaines visions d’intimité trouble, peuplées de tub, de mystère et de solitude (La Chambre bleue, 1901).
À l’automne, Picasso regagne son pays natal, des idées, des doutes et des promesses plein la tête. Avant que ne lui parvienne une effroyable nouvelle : le 17 février, désespéré par une déconvenue amoureuse avec une danseuse du Moulin rouge, noyé par le chagrin et l’alcool, son ami Casagemas s’est tiré une balle dans la tête au Café de l’Hippodrome, boulevard de Clichy. La période était grise, elle sera bleue.
Épisode fondateur de la période bleue, la mort de Casagemas est un séisme chez le jeune Picasso qui revient à Paris dans l’atelier de son coreligionnaire défunt. Cette décision saisissante, entre identification morbide et pénitence différée, atteste la volonté de conjurer le passé en le regardant en face. Plus de dérobade, de chemin de traverse. Il faut sillonner sa vie et, plutôt que de perdre des amis, tuer le père. Dont acte : l’artiste signe désormais du nom de sa mère. Pablo devient Picasso.
Là, dans cet atelier du 130 ter, boulevard de Clichy, lequel jouxte le Café de l’Hippodrome, le jeune artiste tente d’exorciser l’image obsédante du suicide de son ami. Réalisée à l’été 1901, La Mort de Casagemas avoue sa dette envers Van Gogh : éclairée par une simple bougie, dont la lumière est matérialisée par de larges traits bariolés, la tête cadavérique s’anime de reflets verts et jaunes tandis que la plaie dérisoire sur la tempe suffit à dire la violence du geste fatal. Exécuté la même année, L’Enterrement de Casagemas réinvestit L’Enterrement du comte d’Orgaz (1586-1588), inoubliable chef-d’œuvre du Greco qui permet à Picasso de hisser en parabole cet épisode dramatique. Le bleu est partout. Dans le ciel, sur les habits des pleureuses, des survivants, sur les roches, sur l’herbe triste, dans les nuages bas, sur les bas des nus féminins. Le bleu saigne.
Organisée par le marchand Pedro Mañach, l’exposition aux Galeries Vollard, permet à Picasso d’y croiser un nouvel ami d’infortune, Max Jacob, dont il partage sans tarder l’appartement du boulevard Voltaire, dormant le jour sur le lit que le poète occupe la nuit. Rien n’y fait : le confort est encore un luxe.
Picasso, qui était hier un enfant, a vieilli. Si vite. Sur son Autoportrait (1901) l’homme est écorché par la douleur sourde. Hormis un teint livide et une barbe brune, tout y est bleu : le fond sur lequel se détache l’inquiétante silhouette, le manteau qui l’enveloppe, les ombres lovées dans des joues émaciées, les cernes des yeux absents. Le bleu délave toutes les visions du peintre. Bleu de la souffrance qui contamine le regard, bleu de la mélancolie qui colore la vie purgée de son sens. Les Pierreuses au bar (1902) diluent leur détresse dans le bleu de la nuit quand des êtres claustrés et recroquevillés, semblables à ceux que peignait Nonell, s’abandonnent à de bleus désespoirs (Femme assise au fichu, 1902).
En 1902, une exposition à la galerie Berthe Weill détourne Picasso des estaminets et des prisons, où l’artiste repère d’anonymes modèles et d’élémentaires sujets. Écartelé entre Paris et Barcelone, le peintre traîne ses pinceaux saturniens sur un univers désenchanté, comme alangui. La sensualité est viciée, l’espoir châtié. La Célestine (1904), avec cet œil aveugle qui se dérobe, veille sur d’invisibles prostituées et sur un désir torve tandis que La Vie et L’Étreinte, deux toiles peintes en 1903, trahissent un nihilisme à l’endroit du couple et de la maternité. Le monde, gigantesque terrain des péchés originels.
En 1904, Picasso s’installe définitivement à Paris, au Bateau-Lavoir, phalanstère misérable où le céramiste Paco Durrio lui a cédé son atelier. À Montmartre, depuis ce tertre où se réunit une colonie cosmopolite d’artistes désargentés, l’Espagnol rencontre Guillaume Apollinaire, André Salmon et, surtout, Fernande Olivier, vingt-trois ans comme lui. Sans être jolie, son corps souple et généreux attise les désirs du peintre mais aussi de l’homme. Elle sera donc son modèle et sa compagne, sa muse et son amante. En guise de déclaration, Picasso, alors propriétaire d’une petite souris blanche, qu’il élève dans son atelier pouacre, offre à Fernande un chat. Tel un symbole. Jeu de l’amour et du hasard. Jeu du chat et de la souris qui suscite chez l’artiste des dessins érotiques parmi les plus beaux (Les Amants, 1904) et transforme le bleu en rose. Assurément, Fernande insuffle à Picasso le goût des plaisirs retrouvés : lettres, photographies et caricatures disent la joie reconquise, celle que l’on dilapide entre Espagnols, entre amis, avec les poètes, Au Lapin agile ou chez La Mère Adèle.
En 1905, Picasso, médusé, découvre le cirque Medrano avec une jubilation enfantine. Cette comédie humaine le ravit, avec son Écuyère, son Acrobate à la boule et sa Danse barbare, avec ses coulisses où patientent des amuseurs désabusés, preuve que le rose n’a pas totalement supplanté le bleu (Acrobate et jeune Arlequin, 1905). Ici le Joueur d’orgue de barbarie est désœuvré, oublié, là Max Jacob est un Fou de bronze (1905). Royaume des métamorphoses. Théâtre sublime, et parfois tragique, qui apparente Arlequin à un cadavre et la Famille de saltimbanques (1905) à une fuite en Égypte. Charles Morice : « Ce n’est plus le goût du triste, du laid pour eux-mêmes ; à ce prématuré crépuscule du spleen qui, logiquement, eût dû aboutir à la nuit de la désespérance, de la mort, succède par une bienfaisante anomalie un rayon de clarté : c’est l’aurore de la pitié qui point, c’est le salut. » De la peinture considérée comme une immense allégorie.
Picasso reprend des couleurs. Et du rose. En 1905, si les fauves Matisse et Derain font scandale au Salon d’automne, l’Espagnol n’a d’yeux que pour la rétrospective que l’institution réserve concomitamment à Ingres, ce sublime héraut de cette ligne claire qui, susceptible de simplifier les formes et d’abréger les volumes, ne tarde pas à féconder les nus de Picasso (Nu aux jambes croisées, 1905).
À l’automne, quelques mois avant qu’Ambroise Vollard n’achète certaines toiles emblématiques de la période rose contre deux mille francs or, les collectionneurs Léo et Gertrude Stein poussent les portes de l’atelier de Picasso. La roue tourne, le peintre reverdit. Avec du rose, toujours. À l’été 1906, Pablo et Fernande séjournent à Barcelone, où le peintre présente sa muse aux siens, manière d’entériner un amour que le couple déploie quelques jours plus tard à Gósol, petit village de Catalogne niché au milieu des Pyrénées. Là, Picasso retrouve la rusticité première et la sauvagerie primitive, celles des sculptures ibériques d’Osuna et de Cerro de los Santos, auxquelles le Louvre consacre depuis peu une salle fascinante. Il n’est qu’à regarder la sévérité linéaire des Deux Frères (1906), adoucie par un rose couleur de brique, pour mesurer le changement à l’œuvre. Il n’est qu’à observer les deux femmes de La Toilette (1906) – l’une nue et l’autre vêtue d’une robe cobalt – pour comprendre que le rose et le bleu, loin d’être disjoints, peuvent enfanter des accords parfaits.
Picasso inflige à son œuvre une orientation synthétique et hiératique. Les êtres paraissent immobiles, domptés par quelque paix immémoriale, absents à notre regard et à eux-mêmes. Anamnèse décisive qui suture la tradition et l’invention, la nostalgie des temps révolus et la foi dans les temps à venir, le bleu des larmes et le rose des caresses. Amalgamées les couleurs, les formes, elles, vont bientôt se disloquer. Apaisée la palette, le visible éclatera, implosera. Folie diront certains, « cubisme » diront les autres. Galette, 1900), l’Espagnol met ses pas pressés dans ceux, géniaux, de Lautrec : « C’est à Paris que je me suis rendu compte quel grand peintre il a été. » Les affinités électives sont multiples, ainsi celles avec Steinlen et, surtout, avec Degas, comme en témoignent certaines visions d’intimité trouble, peuplées de tub, de mystère et de solitude (La Chambre bleue, 1901).
À l’automne, Picasso regagne son pays natal, des idées, des doutes et des promesses plein la tête. Avant que ne lui parvienne une effroyable nouvelle : le 17 février, désespéré par une déconvenue amoureuse avec une danseuse du Moulin rouge, noyé par le chagrin et l’alcool, son ami Casagemas s’est tiré une balle dans la tête au Café de l’Hippodrome, boulevard de Clichy. La période était grise, elle sera bleue.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°715 du 1 septembre 2018, avec le titre suivant : Picasso noir, bleu, rose