Le Musée d’Orsay rassemble quelques-unes des plus fameuses œuvres de jeunesse du maître. Révélatrices d’une révolution picturale en gestation, elles mettent à jour la force des émotions qui animent le peintre d’avant le cubisme.
Paris. En 1900, Picasso arrive à Paris par la gare d’Orsay. En 2018, transformé en musée, ce même lieu déroule le tapis rouge pour accueillir les débuts parisiens de l’artiste, soit les périodes bleue et rose. Pas besoin d’être prophète pour prévoir l’énorme succès à venir. On le sait, le seul nom de l’artiste espagnol est une marque déposée, une garantie de succès public. Toutefois, si le spectateur lambda a compris qu’il fallait admirer Picasso, le craindre même, il n’est pas certain qu’il s’agisse d’un artiste apprécié, à l’exception de la période exposée ici. De fait, avec les œuvres situées entre 1900 et 1906, Picasso a trouvé cet équilibre ténu, miraculeux, entre la tradition et l’innovation. Réalisées avant la rupture radicale de la représentation géométrisée par le cubisme, mouvement qui réduit la gamme de couleurs, les toiles ici, expressives, voire sentimentales, s’adressent à l’affect. Reproduites à l’infini, elles font partie du patrimoine visuel universel, connu par tout un chacun. Ce n’est pas un simple hasard si cette partie de la production picturale intéresse moins l’histoire de l’art.
Picasso n’arrive pas à Paris sans bagages. Il a connu à Barcelone les « modernistes », dont le style – une variante « décadente » de l’Art nouveau – s’inspire simultanément de la ligne sinueuse d’Aubrey Beardsley et de l’expressionnisme morbide d’Edvard Munch. Quand Ambroise Vollard lui donne l’occasion d’exposer en 1901, il est encore plongé dans le XIXe siècle. « On démêle aisément, outre les grands ancêtres, maintes influences probables, Delacroix, Manet… Monet, Van Gogh, Pissarro, Toulouse-Lautrec, Degas, Jean-Louis Forain, Félicien Rops peut-être. Chacune passagère, aussitôt envolée que captée, on voit que son emportement ne lui a pas encore laissé le loisir de se forger un style personnel », écrit le critique Félicien Fagus.
La manifestation d’Orsay s’ouvre sur trois autoportraits qui témoignent d’une évolution rapide de l’artiste. Si les deux premiers évoquent encore Van Gogh, dans le troisième, plus tardif, daté de 1906, le visage, nu, est réduit à un masque ovale peint en gris et en rose.
Suivent des scènes de café, théâtre ou music-hall, ces quelques facettes souvent nocturnes de la capitale. Cependant, marqué par le suicide de son meilleur ami, le peintre espagnol Carlos Casagemas, Picasso introduit l’Arlequin, assis, le plus souvent dans un café vide, comme personnification de la mélancolie. Ce personnage est le point de départ d’une série de laissés-pour-compte par la société, dans laquelle la couleur bleue apparaît comme un signe de détresse – La Soupe (1902-1903) ou cette toile-manifeste qu’est La Vie (1903). Ces icônes populaires, denses et retenues à la fois, grâce à leur simplicité et sobriété, dégagent une charge émotionnelle d’une sincérité telle qu’elles échappent miraculeusement au sentimentalisme bon marché, au misérabilisme.
Un dénominateur en commun avec la période rose est l’omniprésence de la figure humaine et l’éclipse pratiquement totale d’autres thèmes. Autrement dit, Picasso est davantage préoccupé par des problèmes existentiels que stylistiques. Ce n’est qu’à partir de 1907 que le paysage, mais avant tout la nature morte, ce champ d’expérimentation plastique pour les cubistes, revient en force. Une exception toutefois, les trois beaux paysages nocturnes urbains, Les Toits de Barcelone.
On est en revanche surpris par la section nommée « Picasso érotique ». Certes, les quelques dessins rapides qui décrivent des scènes sexuelles, en fournissent le prétexte, sinon la justification. Cependant – et le parcours le montre clairement – les rapports de couple représentés par le peintre se situent plutôt du côté de l’affection et de la tendresse, bien loin de la violence caractéristique de ces scènes érotiques à venir. Rappelons que LesDemoiselles d’Avignon, ces femmes déconstruites – dont on peut voir en ce moment une version en tapisserie au Musée Picasso – sont la représentation d’un bordel barcelonais.
Il est difficile de situer avec précision le passage de la période bleue à la période rose et encore davantage de lui donner une quelconque signification. Une œuvre comme Famille d’acrobates avec un singe, 1905, montre la cohabitation entre ces deux tonalités. Quoi qu’il en soit, la figure de l’arlequin se voit prolongée par celle du saltimbanque et donne lieu à quelques chefs-d’œuvre comme La Famille de saltimbanques (1905) en provenance de Moscou. Comme souvent, ce ne sont pas leurs activités acrobatiques spectaculaires qui intéressent Picasso – il suffit d’observer la maladresse de l’adolescente pour trouver son équilibre –, mais plutôt leur existence hors-piste. Pendant longtemps, l’acteur de cirque, dont le chapiteau se situe souvent aux marges de la ville et qui adopte un style de vie nomade, occupait la place d’un déclassé et évoluait dans les marges de la société. Il faut croire que le vrai saltimbanque, pour reprendre le titre de la fameuse étude de Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, celui qui jongle entre d’innombrables styles, est Picasso lui-même.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°508 du 5 octobre 2018, avec le titre suivant : Picasso acte I