Art moderne

Notre problème à tous de Norman Rockwell

Par Amélie Adamo · lejournaldesarts.fr

Le 26 juin 2019 - 1015 mots

CAEN

En 1964, le célèbre illustrateur américain peint un épisode marquant de la lutte contre l’apartheid, dans un tableau exceptionnellement présenté cet été à Caen.

Peintre et illustrateur américain, Norman Rockwell réalise en 1964 The Problem We All Live With (« Notre problème à tous »), une huile sur toile qui évoque un fait d’actualité ayant marqué les consciences et décisif dans l’histoire de la ségrégation aux États-Unis : l’entrée dans une école « blanche » de La Nouvelle-Orléans, le 14 novembre 1960, de Ruby Bridges, une petite fille noire. Comme le fut en 1955 le combat de Rosa Parks puis, en 1963, le célèbre discours de Martin Luther King « I have a dream… », cette première dans l’histoire américaine constitue un autre épisode marquant dans la lutte contre l’apartheid qui, en 1964, est encore en vigueur en Louisiane. Face à l’hostilité de la population à l’égard de Ruby Bridges, qui fut l’objet d’insultes et de jets de projectiles, des agents fédéraux sont chargés d’escorter l’enfant sur le chemin de l’école. Une école à l’intérieur de laquelle la ségrégation persiste puisqu’une seule enseignante, Barbara Henry, accepte de faire cours à Ruby dans une salle vide, désertée par les autres élèves. 

Heurté par ce sujet brûlant qui divisera l’opinion américaine, Norman Rockwell réagit en réalisant ce tableau dont la reproduction sera publiée dans le magazine Look. Ayant quitté le poste qui a fait sa gloire au journal The Saturday Evening Post, Norman Rockwell trouve dans cette nouvelle collaboration avec Look la possibilité d’affirmer un engagement plus profond en traitant de sujets politiques plus dramatiques. Délaissant la certaine bienveillance des débuts, celle d’une Amérique joyeuse et insouciante, les années 1960 sont en effet marquées par plus de gravité et de doute. Doute de l’artiste et de l’individu mais aussi doute de tout un pays, les États-Unis, face à la question des droits civiques, du racisme et de la guerre du Viêtnam. Héritier de la tradition naturaliste américaine, fasciné par la peinture française du XIXe siècle (de l’impressionnisme au réalisme) et utilisant la photographie comme point de départ de son travail, Norman Rockwell nous offre une vision réaliste et précise de cet événement dont il accentue l’intensité en retravaillant de façon singulière l’image originelle pour en dégager plus de force narrative. 

Modèles et écarts

L’usage de la photographie sert de base au travail réaliste et précis de Norman Rockwell : photos originales de Ruby et des agents fédéraux, mais aussi photos de modèles incarnant ces personnages, qu’il refait poser dans son atelier ; modèles trouvés dans son environnement proche et qu’il reprend parfois de tableau en tableau. Des photographies préparatoires à la toile finale, Rockwell opère toutefois quelques transformations afin d’intensifier l’impact de l’image. Ainsi de la main droite de Ruby qu’il ajoute dans son tableau, écho à la position des mains des agents dont la présence est accentuée par un cadrage serré : Rockwell donne par ce procédé plus de dynamisme au tableau et confère un caractère martial, décidé et ferme pour les agents, digne pour la petite fille. Même transformation pour la photographie du mur, qu’il réutilise en arrière-plan, mais sur lequel il ajoute des inscriptions essentielles aux besoins du tableau. 

Racisme et violence

Dans The Problem We All Live With, la représentation de la violence inhérente au racisme est subtile et indirecte, manière qu’a Rockwell de traiter les sujets virulents avec une certaine distance et sans accabler le regard : en arrière-plan, l’insulte « nigger » en écho à la sanguinaire organisation du Ku Klux Klan, bien sûr, mais aussi le jet de tomates  par une foule hostile demeurant hors du champ et dont la couleur rouge peut suggérer une intention criminelle. Racisme et violence seront toutefois évoqués de façon plus directe dans d’autres tableaux, notamment Murder In Mississippi (1965), œuvre qui représente une scène de lynchage dans laquelle la violence est immédiatement perceptible à travers la présence de victimes en sang (trois militants des droits civiques qui furent assassinés par des membres du Ku Klux Klan dans la nuit du 21 juin 1964 pour avoir incité des Afro-Américains à s’inscrire sur des listes électorales et pour avoir participé à la mise en place d’une « freedom school » à Longdale, Mississippi).

Détails et narration

Résultant de ses fonctions d’illustrateur dans la presse, chaque tableau de Norman Rockwell délivre des informations et raconte une histoire qui se découvre souvent en plusieurs temps à travers des détails qui n’apparaissent qu’au second plan : ici, les inscriptions « nigger » et « kkk » évoquent la question du racisme ; là, la couleur jaune, celle de la règle tenue par Ruby mais aussi celle des badges et des brassards, peut représenter la loi. Ici encore, le papier dépassant de la poche d’un agent pourrait être la lettre officielle autorisant la petite à se rendre dans l’école « blanche ». Cette façon de jouer des détails comme source d’information  se retrouve dans de nombreux tableaux. Dans Freedom From Fear (« La liberté de vivre à l’abri de la peur »), le journal tenu par le père, au chevet de ses enfants, fait écho aux bombardements en Europe, tout comme la poupée au sol peut suggérer les innocentes victimes qui en sont la proie. 

Un regard sur l’enfance

La représentation des enfants, chargée de sens multiples, est très présente dans le travail de Norman Rockwell. Leur présence permet souvent de traiter des questions politiques : dans Marble Champion, un tableau au caractère féministe, il peint une petite jouant aux billes et gagnant contre deux garçons contrariés de la voir remplir son sac ; dans New Kids in the Neighborhood, le face-à-face plein de curiosité et les affinités entre des enfants de couleurs différentes (même goût pour le baseball et même style vestimentaire) évoquent une vision optimiste de l’évolution des relations entre Noirs et Blancs. Parfois, le regard de Rockwell est empli de tendresse, particulièrement à travers les nombreux tableaux qui évoquent la douce beauté de l’enfance dans ses instants de vacances, de joie, de jeu et d’abandon. 

Repères biograPhiques

1894 Naissance de Norman Rockwell à New York 

1910 Entre à l’Art Students League

1916 Premières couvertures pour le Saturday Evening Post

1964 Commence à travailler pour le magazine Look, pour lequel il peint Notre problème à tous

1978 Décès à Stockbridge (Massachusetts)

 

« Rockwell & Roosevelt, les quatre libertés », jusqu’au 27 octobre 2019. Mémorial de Caen, esplanade du Général-Eisenhower, Caen (14). Tous les jours de 9 h à 19 h. Tarif : 10 €. www.memorial-caen.fr
 

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