À Nice, le marché aux puces de Daniel Spoerri

Nice. « […] des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendres de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature dans un cadre ovale ». Spoerri, Arman ? Certes, ces bibelots sont trop précieux pour appartenir au répertoire des objets cabossés, affectionnés par les Nouveaux Réalistes. Il n’en reste pas moins que cette liste, tirée du célèbre ouvrage de Georges Perec, Les Choses. Une histoire des années soixante (1965), est significative. Qu’il s’agisse de littérature ou d’arts plastiques, l’objet y passe au premier plan.

Chez Daniel Spoerri, toutefois, on est loin du ready-made, même si inévitablement plane l’ombre géante de Marcel Duchamp. Dans son cas, on a plutôt affaire à des objets dégradés dans des situations ready-made. Ce Midas moderne transforme avec peu de moyens la réalité en art. À Nice, au Musée d’art moderne et d’art contemporain (Mamac), le parcours labyrinthique organisé par Rébecca François, et baptisé « Le théâtre des objets », met en scène des « Pièges, farces et attrapes », à l’image d’une fête foraine jouissive.

Ainsi, dans ses Tableaux-pièges, les reliefs d’un repas ou des objets disparates glanés sur un marché aux puces sont fixés sur un panneau que l’artiste dresse à la verticale. « J’essaie de coller des situations préparées par le hasard […] et j’espère qu’elles provoquent un malaise à ceux qui les regardent ». Tableaux ? La peinture, lisse, vise à effacer toutes les traces de la cuisine picturale. Spoerri, lui, refuse la domination consacrée du perçu sur le senti, de l’optique sur le haptique. Ces tableaux-objets, commencés en 1960, s’adressent à la fois au toucher, au goût et à l’odorat. Assemblages, ils choquent par la confusion de la nourriture et de l’ordure – assiettes remplies de mégots, restes de nourriture, emballages. Goût et dégoût, la poubelle se met à table (Le Repas hongrois, 9 mars 1963). Suit alors une production d’une richesse gastronomique étonnante, car parmi les objets du quotidien, l’alimentation garde toujours une place centrale. « Depuis que j’ai accepté l’art comme moyen d’expression, les questions que je me pose sont celles ayant trait à l’alimentation, une des nécessités les plus vitales »,écrit-il. Spoerri se plaît à citer un vieux dicton allemand : « Si tous les arts devaient périr, la gastronomie survivrait. » Cet inventeur du Eat Art met la main à la pâte. Dans le restaurant qu’il gère à Düsseldorf entre 1968 et 1972, il propose des menus fantasques. Les clients peuvent acquérir l’œuvre d’art qu’ils viennent de réaliser involontairement avec les restes de leur repas.

Mais l’univers extravagant de Spoerri ne s’arrête pas là. Avec ses « Détrompe-l’œil », ces calembours visuels, il ne s’agit pas de créer, à l’aide des artifices de la perspective, l’illusion d’objets réels en relief, mais de prendre le contre-pied du trompe-l’œil, avec laconfrontation« d’une représentation idéalisée du monde (portrait, paysage, scène de genre…), telle que la peinture académique en a produite, à des objets réels qui viennent la contredire » (J.-P. Ameline, Collection Art contemporain, Centre Pompidou-Mnam, 2007). Avec La Douche, c’est l’assemblage d’un paysage alpin classique où coule une rivière avec un véritable robinet et tuyau de douche. Ailleurs, c’est une archéologie du présent aux accents déjà nostalgiques, les échantillons d’un monde désuet. Dans Marché aux puces (hommage à Giacometti) [1961], une poupée qui a perdu un bras tient compagnie à un violon usé. Le collage se fait bricolage, jeu d’enfant retrouvé et revu par l’imagination de l’artiste, souvenirs des visites interdites des chantiers en l’absence du gardien.

Face à ce temps pas si ancien mais si lointain, Spoerri tente une opération de reconstitution. Littéralement, car l’installation Réplique de la Chambre 13 de l’hôtel Carcassonne (24, rue Mouffetard), appartenant désormais au musée et située au cœur de l’exposition, est la reconstitution réalisée en 1998 par lui de la chambre qu’il occupait à Paris entre 1959 et 1965. Chambre ou atelier, car cette pièce exiguë, remplie des œuvres de Spoerri, est le condensé de son univers créatif. Ou sa mise en abyme.