Du sculpteur Nouveau Réaliste, on connaît les Tableaux-pièges qui ont envahi les cimaises des plus grands musées du monde. Cet artiste suisse, un temps danseur, puis metteur en scène de pièces d’avant-garde à Berne, a trouvé un refuge à sa démesure près de Florence. Dans un parc immense, qui entoure sa ferme-atelier, un peuple de sculptures veille en silence. Visite privée au pays de la fantaisie.
Daniel Spoerri, le juif errant qui n’est pas entièrement juif, l’homme apatride né en Roumanie sur les bords du Danube et qui a grandi en Suisse chez de fervents luthériens, est devenu célèbre à Paris, rue Mouffetard, en même temps que son ami Tinguely. Il est le passe muraille qui ne se fixe jamais vraiment et dont la normalité est de s’inventer sans répit des « pauses » qui lui tiennent lieu de patrie imaginaire. Ainsi, d’étapes en escales, il fixe tels quels ses instants de vie quotidienne en les collant sardoniquement dans des Tableaux-pièges ou les réinvente en des Détrompe-l’œil. Lui, l’artiste qui n’eut de cesse de créer des pièges pour tenter d’apprivoiser la mort, le danseur étoile bondissant capable de voir le monde à l’envers, le mime immobile et grimaçant qui a toujours couru après sa vie, a immanquablement associé le plaisir gourmand de la vie à la putréfaction fétide, son miroir. Vie et mort s’imbriquent dans son œuvre, comme le mouvement perpétuel et l’ancrage inlassable. Après les ready-mades de Duchamp et les incongruités poétiques des surréalistes, Spoerri n’est pas le Nouveau Réaliste que l’on croit. Il est supra-réaliste.
Le réel pris au piège
Spoerri utilise le réel, celui que l’on trouve échoué aux Puces, toute une panoplie de bricoles, d’objets « à la noix », trouvailles éparses et superflues, présentés en l’état mais sous un angle autre pour que ce réel ainsi piégé provoque en nous un certain malaise. Ou bien il le triture et le recompose avec un flair diabolique, transformant fragments et rebuts en pièces magiques, reliques ou fétiches. Par ses sarcastiques tours de passe-passe, il fabrique des « pièges à mots » et des associations incongrues, en l’occurrence ses assemblages d’objets hétérogènes créant une « curiosité » hybride, que l’on aurait appelé à la Renaissance une « merveille ». Par son intuitive manière de marier l’élan vital à l’attrait mortifère, il a besoin de fixer, coller, couler en bronze l’éphémère. De sacraliser le rituel le plus trivial comme la « bouffe » (on oublie trop vite qu’il a inventé le Eat Art), de libérer les fétiches de tabous inconnus pour les sanctifier à sa manière. De rendre la nature supra-naturelle. Spoerri est un travailleur manuel, de ceux qui ont compris qu’avec ses mains l’artiste peut manipuler, métamorphoser tout ce qu’il touche, autant avec son instinct et son ignorance qu’avec sa sensibilité, son intelligence. Bref, avec son imagination. Il peut farfouiller, accumuler, trier, désarticuler, déplacer, détourner, biaiser, casser l’ordre, désobéir aux règles, jouer au vrai-faux et au faux-vrai tel un prestidigitateur, tout en s’amusant à faire des pieds de nez à la Camarde. Gaston Bachelard écrivait que l’imagination n’est pas tant la faculté de former des images que celles de les déformer, d’en transformer la perception individuelle. Voilà pourquoi toute l’œuvre de Spoerri est un piège. Le jardin en Italie de Spoerri est un immense tableau piège, lieu de mémoire de tous ses précédents pièges. Est-ce d’ailleurs un jardin ? C’est une propriété de 16 hectares dans une partie de la Toscane encore boisée et touffue touchant la Maremma, près de Grossetto, sur le flanc du Monte Amiata, face au vieux village perché de Seggiano. Ce n’est pas un parc de sculptures en plein air, ce n’est pas un jardin clos, ni un verger, ni une succession de champs. Pas un jardin paysagiste, ni un jardin topiaire, ni un jardin « en mouvement » à la Clément. Il n’est ni pittoresque, ni sublime, ni exotique, ni zen. Pas plus un jardin de la Renaissance qu’un jardin baroque. Encore moins un jardin à la française ou romantique à l’anglaise. Pas le résultat non plus d’une expérience de Land Art. Surtout pas un parc d’attractions. Le jardin de Spoerri est un paysage. Un pays sans âge. Un vaste domaine agricole à l’abandon qu’il a juste nettoyé, le dégageant de l’avancée silencieuse et étouffante de la végétation redevenue sauvage. Il a libéré les pieds de vigne, les touffes de romarin, de mentuccia et d’ajoncs, aéré les sous-bois, arraché les pampres visqueuses envahissant les troncs vert-de-gris des cyprès et les ramures tordues des petits chênes verts, mais il a gardé les aubépines et les cyclamens napolitains. La vigne a redonné du vin, les oliviers de l’huile, les cachi chinois de beaux fruits orange en hiver, les châtaigniers des bogues dodues. Il a réussi à garder toutes les mousses, les herbes folles, les racines, les fraises des bois, les haies sauvages, les broussailles devenues berceaux et cachettes, les buissons odorants, les sentiers pentus à peine visibles, tout ce qui a l’air naturel même si c’est encore un piège. Il a créé un paradis piège. Le temps y est volontairement suspendu. C’est un grand territoire où s’échelonnent prés et prairies, ravines et bosquets, maquis parfumés et très piquants de genêts et de chardons, avec la forêt qui prend naissance là pour grimper jusqu’en haut de la montagne. Autour des quelques maisons qui formaient l’ancienne ferme, des barrières en châtaignier ondulent, ourlées en leur sommet de curieuses grosses perles miroitantes : ce sont les anciennes dame-jeanne de Chianti, ces jolies boules vertes renversées qui contenaient les vins du pays et qui aujourd’hui éloignent les oiseaux des cerisiers, rythmant les alentours plus civilisés dont l’atelier et la buvette, très chère au cœur de Spoerri car elle lui rappelle les amis et les banquets qu’il donnait dans les années 70. Autour d’elle flânent paresseusement les chats et les poules, le chien dort sur le paillasson. Vision paisible et idyllique... L’artiste sourit, ironique : encore un piège.
Des curiosités au milieu des fleurs
Spoerri n’est pas jardinier. Où est l’art dans tout cela ? Il commence alors à raconter comment le peintre Pop Mario Schifano l’a un jour de 1964 entraîné à marauder dans ce qui à l’époque était un mythe dont personne ne connaissait l’endroit exact : le jardin enchanté de Bomarzo, encore inviolé. Celui-là même que l’écrivain Mandiargues peuplait la nuit de sabbats de sorcières et qui aurait été construit selon la composition d’un labyrinthe. En découvrant, enfouis sous les feuilles, les herbes et les racines, les statues géantes sculptées dans les rochers, le dragon ailé, le petit pavillon penché, la géante couchée, l’éléphant cornaqué, le cheval ailé Pégase, la gigantesque tortue et la baleine, les fontaines effrayantes, le masque à la gueule béante telle l’entrée de l’Enfer, Spoerri se sentit chez lui. Il se souvint aussi de la belle histoire du songe de Poliphile racontée au Cinquecento par le moine vénitien Colonna. Récit d’un parcours initiatique au milieu de ruines, de palais, d’obélisques, de temples, de jardins, de pyramides. Une succession de paysages qui représentent les passions et montrent comment la promenade, avançant en même temps que la progression continue de l’espace, débute par le chaos d’une « forêt obscure » pour déboucher sur la perfection géométrique de Cythère. Cette opposition entre le terrible, l’incohérent, l’errance, l’épreuve et une quête de l’ordre et de la beauté, l’enchanta. Lui qui ne connaît rien aux plantes s’installe sur ce flanc de montagne perdu, anciennement appelé paradiso et commence à cacher ses bronzes dans la nature. Il sort ses curiosités hors de son atelier (version moderne des Wunderkammer), il place ses guerriers en sentinelle au milieu des fleurs et des guêpes, pour monter la garde devant ce nouveau genre de piège : le Wundergarten. Le jardin aux merveilles de Spoerri, sous son air campagnard, réserve de grandes surprises, entremêlant ses œuvres à celles de ses invités. Œuvres empreintes de terribilità ou de mélancolie, de drôlerie ou de cruauté, d’explosion vitale ou de goût macabre, toutes sont la quintessence même de la bizarrerie.
Au pays des songes
Les étranges et douloureux visages d’Eva Aeppli (la première femme de Tinguely), ses Guerriers de la nuit faits d’accumulations cocasses d’ustensiles de cuisine, sa volière où les oiseaux dorment éternellement sur le sol de la cage, ses dragons, ses divans d’herbe qui, jaunissant trop au soleil, viennent d’être déplacés et posés face au cube et à la sphère de la Pietra della buona fortuna de Goethe reconstituée en travertin par Spoerri selon le nombre d’or, merveilleuse allégorie de la géométrie ; sa colonne torsadée del Rinascimento dédiée à la ville détruite de Gibellina en Sicile, ses idoles et ses fétiches disséminés partout pour vous faire sursauter, dont celle intitulée Se mettre martel en tête au propre comme au figuré, sa Tasse géante digne d’Alice, ses Jongleurs charmants de loin, inquiétants de près, ses Mannequins, fantaisie ironiquement métaphysique, Tin Tin l’éléphant de bric et de broc, à savoir de béquilles et de fémurs soutenant un casque antédiluvien de coiffeur pour permanente, des diables partout avec force cornes et yeux globuleux lorgnant de classiques fragments de statues. Toutes sortes de demeures aussi, le Pénétrable sonore de Soto qui plaît aux enfants mais pas aux voisins, la chapelle des crânes où sont bien rangés ceux de moines tibétains, de singes, ou de momies coptes, la célèbrissime Chambre n°13 de l’Hôtel Carcassonne, emblème du piège, pétrifiée comme une chambre de Pompéi et toute de traviole, de quoi vous donner mal au cœur sauf à s’accrocher aux branches d’une jolie petite yeuse qui rentre par une fenêtre, le Village des bunkers tout plombé de Uwe Schloen, ou encore La Tour des amants de Alfonso Hüppi, tour de briques gardée par des corbeaux noirs agrippés sur des sphères d’or, La Serre des fleurs électriques, le sentier labyrinthique muré d’après un dessin précolombien, l’élégante Fontaine d’Hermès de Meret Oppenheim aux serpents enlacés, contrastant avec les carnavalesques Nains diaboliques d’Erik Dietman. On attend cette année Dani Karavan pour œuvrer autour d’un olivier, Nam June Paik pour apporter sa vision de la Tour Eiffel et Walter Pichler qui viendra sceller dans une boîte la vraie dent de narval qui fut un modèle pour les innombrables licornes d’antan... Pays des songes, pays des pièges à songes, pays des amitiés retrouvées, pays des dieux et des démons, des affabulations et du banal transfiguré, pays d’un artiste tourmenté qui voudrait figer dans le métal tous les tourbillons de sa vie (Spoerri signifie éperon, donc métal, donc bronze), pays de la générosité puisque ce jardin est avant tout un lieu d’échanges entre artistes. Le secret de Spoerri est peut-être le pacte qu’il fit avec lui-même, lorsqu’il était enfant, enfermé pendant la guerre avec sa famille toute une année dans une cave avant d’apprendre que les nazis avaient tué son père, un pacte pour séduire l’épouvantable, pour lier le beau au répugnant, défi propre à son art. « Ce n’est que la présence de la mort dans la plénitude de la vie qui fait vraiment la vie ; c’est la vie... », dit cet artiste dans sa sagesse de vieux renard.
La Fondation Il Giardino di Daniel Spoerri : HIC TERMINUS HAERET se trouve près de Grossetto, en Toscane. 58038 Seggiano, tél. et fax. 0039 0564 950457. Ouvert tous les week-ends à partir du 16 avril, puis tous les jours à partir du 14 juillet de 16 h à 20h, jusqu’au 28 octobre. Fermé le lundi.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le jardin aux merveilles de Spoerri
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°525 du 1 avril 2001, avec le titre suivant : Le jardin aux merveilles de Spoerri