Pour l’inauguration des prestigieux locaux de son nouveau centre culturel, le Canada dépêche l’artiste Kent Monkman avec un message de réconciliation entre les populations autochtones et les colonisateurs de la Nouvelle-France.
Paris. Kent Monkman, artiste canadien de la nation Crie, relit dans son travail l’histoire du Canada, depuis les premiers échanges commerciaux pacifiques avec les colonisateurs français et britanniques jusqu’à l’ultime dépossession des populations autochtones. Dans le contexte diplomatique de l’institution parisienne, l’artiste a conçu une exposition intitulée « La Belle et la Bête ». Dans son atrium sont accrochées cinq peintures de grand format. Des animaux empaillés et des œuvres animalières d’artistes des premières nations empruntés aux collections du Musée des Confluences à Lyon sont réunis sur un podium central. La confrontation des peintures d’inspiration mythologique avec les produits de la prédation muséale rejoue un dispositif occidental classique faisant se croiser deux histoires. Au centre, l’« histoire naturelle » provenant d’un musée issu des mutations contemporaines de cette catégorie historique corollaire au projet colonial. S’y rejoignent animaux et productions d’art traditionnel autochtones assignées au champ de l’ethnographie et de ce fait écartées du contemporain.
Sur les cimaises, la grande Histoire avec son outil, la peinture, et sa rhétorique relevant du grand genre de l’histoire de l’art occidental. On y retrouve sur chacune d’elles Miss Chief Eagle Testickle, un avatar transgenre de l’artiste à hauts talons et perruque. Dans ce double iconique et performatif, il serait erroné de voir une banale « drag queen ». Le modèle est en fait inspiré du berdache des premières nations, cet être ni homme ni femme que l’artiste a fait muter dans les outrances genrées des oiseaux de la nuit gay. Dans les peintures, l’observateur occidental pourra reconnaître la figure dans un Rapt de Ganymède, un Léda et le Cygne ou encore un Boucle d’or et les trois ours. Miss Chief y prend la place des figures féminines en proie aux désirs animaux et projets d’accouplements divins. La sexualité apparaît ici comme la pierre angulaire d’une stratégie de réappropriation prenant à rebours les processus historiques de la dépossession des autochtones. En se positionnant au cœur des mythes patriarcaux, Miss Chief les corrompt de sa présence troublante tout en soudant des récits parallèles, chacune des histoires occidentales trouvant un écho dans la mythologie des premières nations.
Ce travail de croisement entre les cultures des dominants et dominés, Kent Monkman le poursuit dans l’impressionnante toile intitulée Miss Chief’s Wet Dream, point d’orgue de l’exposition. L’artiste reprend sur un seul paysage de marine le Radeau de la Méduse de Géricault et le Christ sur la mer de Galilée de Delacroix. Sur le premier esquif, les figures de rescapés sont celles du Christ, de la reine Victoria ou encore de Marie-Antoinette. Sur l’autre, les passagers sont Miss Chief et d’autres représentants des populations autochtones. Les deux semblent former un ballet aquatique hésitant entre l’agression et l’entraide sur fond de tourmente marine. L’ensemble tient lieu de commentaire sur les relations paradoxales entre les populations originaires des deux continents mais interdépendantes dans ce contexte dominé par la nature. Si le naufrage de La Méduse donna lieu à un procès qui fut celui de la Restauration, se profile ici celui de l’appropriation coloniale, et, dans le sillage des excuses officielles du gouvernement canadien, « d’un débat sur la réconciliation qui n’a pas de sens tant que des restitutions n’auront pas été envisagées », selon les termes mêmes de l’artiste.
jusqu’au 5 septembre, Centre culturel canadien, 130, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris, canada-culture.org
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°503 du 8 juin 2018, avec le titre suivant : Miss Chief, ambassadrice extraordinaire à Paris