PARIS
Dans la rétrospective qu’il consacre au maître du romantisme, le Musée du Louvre montre l’artiste au-delà de cette étiquette convenue, pointant plutôt le pouvoir expressif de la couleur.
Paris.« Lorsque nous disions que nous voulions organiser cette exposition, nous entendions la remarque : “Encore Delacroix ?” », raconte Sébastien Allard, directeur du département des Peintures au Musée du Louvre, co-commissaire de l’exposition avec Côme Fabre, conservateur dans ce même département. Il est vrai que l’on peut voir au Louvre les tableaux les plus connus d’Eugène Delacroix (1798-1863) et le plafond qu’il a peint pour la galerie d’Apollon, tandis que, à Paris, toujours un musée lui est entièrement consacré et des œuvres de sa main ornent certaines églises. Les amateurs d’art les plus motivés peuvent même participer à une visite de groupe à l’Assemblée nationale ou au Sénat pour admirer ses grands décors. Cependant, c’est plutôt « Enfin Delacroix ! » qu’il faudrait dire, car la dernière rétrospective à lui avoir été consacrée est celle que Maurice Sérullaz avait organisée dans la Grande Galerie du Louvre en 1963, rassemblant plus de 500 œuvres.
La présentation actuelle, dans le hall Napoléon, est plus modeste (moins de 200 numéros). En raison de leur taille, deux toiles, La Mort de Sardanapale (1827) et La Prise de Constantinople par les croisés (1852), sont restées dans la salle Mollien où elles sont présentées en permanence.
Delacroix ambitionnait de voir ses tableaux dans les musées, mais il se méfiait des églises : leurs curés se mêlaient d’iconographie, la lumière y était parcimonieuse et l’humidité ambiante gâtait la peinture du vivant même de l’artiste. Il serait sans doute soulagé de voir que la Ville de Paris, à l’occasion de cette rétrospective, a entrepris la restauration de son grand tableau Le Christ au jardin des Oliviers (1824-1827). Conservé à l’église Saint-Paul-Saint-Louis, ce dernier avait été exposé au Salon de 1827 en même temps que La Mort de Sardanapale. En ce moment, les deux œuvres sont de nouveau accrochées côte à côte au Louvre. La chapelle des Saints-Anges de Saint-Sulpice (Paris-6e) a également été restaurée et le Musée national Eugène-Delacroix, voisin, consacre une exposition à son iconographie et à sa postérité. Quant à la poignante Pietà (1844) de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement (Paris-3e), elle sort juste d’une cure de jouvence.
Le cœur de ce « printemps Delacroix », comme on se plaît à le nommer dans les couloirs du Louvre, se situe dans le hall Napoléon. Cette grande exposition, qui ira ensuite en partie au Metropolitan Museum of Art à New York, obéit à un propos développé dans le remarquable catalogue : « Le moment est venu d’interpréter un parcours artistique qui ne se déchiffre pas aisément […] Plus qu’un insaisissable “romantisme”, c’est la quête de singularité et la confiance dans le pouvoir expressif de la matière colorée qui semblent définir le plus sûrement l’art de Delacroix, par-delà ses renouvellements successifs. »
Dans cette présentation chronologique, la vie du peintre est abordée seulement deux fois. Au début de l’exposition, l’accent est mis sur sa jeunesse habitée par le désir de gloire. Ensuite, à mi-parcours, une biographie rapide est proposée aux visiteurs en regard de manuscrits rarement montrés : lettres, volumes de son Journal et divers travaux d’écriture, illustrés ou non.
Le parcours est divisé en trois temps : des années 1820 au milieu des années 1830, de 1835 à 1855, puis la dernière partie de la carrière. La première salle, haute de plafond, évoque les Salons où le jeune Delacroix tentait des « coups de fortune », selon ses propres mots, réussis puisque ses œuvres furent achetées par l’État. On y voit Dante et Virgile aux Enfers (1822), Scènes des massacres de Scio (1824), La Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826), Guillaume de la Marck, surnommé le Sanglier des Ardennes (1829), Le 28 juillet 1830. La Liberté guidant le peuple (1830) et La Bataille de Nancy. Mort de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne (1831). Comme pour apaiser le regard après cette salle de chefs-d’œuvre hauts en couleur, c’est un ensemble de lithographies en noir qui lui fait suite, dont certaines, ornées de dessins à la plume, sont des raretés. Au fond, Jeune orpheline au cimetière (1824) rouvre le cycle de la couleur. La section s’achève sur le voyage au Maroc de 1832. Les grands décors de la période suivante sont mis en relation avec les tableaux de Salons ou d’églises qui ancrent désormais l’artiste dans la tradition picturale. Sujets antiques ou religieux, bouquets, chasses répondant à celles de Rubens sont autant de prétextes pour s’approcher de la peinture pure.
La dernière partie exalte « La mémoire au travail », cette recherche qui peu à peu le rapproche du Corot des « Souvenirs » ou du Renoir des dernières années. « Le Journal lui permet de réfléchir sur les expériences qu’il a vécu, résume Côme Fabre. Ses souvenirs remontent. Et en faisant confiance à sa mémoire, il s’assure de peindre des choses qui lui sont propres, singulières. Il recherche l’harmonie, la perfection. » Un espace est consacré aux paysages. Camp arabe, la nuit (1863), réminiscence du Maroc, est « sa dernière œuvre et son seul nocturne, conclut Sébastien Allard. Il crée son propre monde, en complet décalage avec le réalisme qui triomphe ». C’est l’un des rares tableaux qui ne fasse pas l’objet d’un cartel augmenté, comme pour laisser le visiteur sur une note suspendue.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°499 du 13 avril 2018, avec le titre suivant : Les trois vies de Delacroix