Tableau de feu, brûlot insensé, la gigantesque Mort de Sardanapale (1827) de Delacroix sacre une peinture incandescente et voit triompher la couleur sur la ligne et le sang sur la nacre. Saisissant.
Eugène Delacroix (1798-1863) est un homme de son temps. D’un temps tumultueux où s’éteint un régime ancien et naît une ère nouvelle, où se croisent des nostalgiques académiques, des apôtres révolutionnaires et des hérauts républicains. Ainsi cette mère apparentée à l’ébéniste « ordinaire du roi » Jean-Henri Riesener, thuriféraire du « style Transition » ; ainsi ce père controversé dont on pensa un temps qu’il était Talleyrand ; ainsi ce frère Charles-Henri, maréchal de camp honoraire des armées impériales ; ainsi cette sœur Henriette qui, devenue madame Verninac, posa en muse néoclassique (1799) pour Jacques-Louis David.
Partant, le peintre qui présente au salon de 1827 sa Mort de Sardanapale n’est ni un fou ni un marginal, mais un homme averti, aguerri aux jeux de pouvoir, rompu à trouver l’équilibre et à jouer avec les codes, un homme courageux et téméraire, car parfaitement conscient de l’inacceptable charge de nouveauté de cette toile de quatre mètres par cinq, de ces vingt mètres carrés de peinture folle.
Delacroix a vingt-neuf ans lorsqu’il expose cette toile inspirée par un épisode dont différents auteurs contèrent la cruauté – Diodore de Sicile, au Ier siècle après Jésus-Christ, et, surtout, lord Byron avec son Sardanapalus, paru six ans plus tôt, en 1821. Depuis sa cité assiégée, et face à l’impossible délivrance, le légendaire roi assyrien Sardanapale décide de mourir en son palais et en compagnie de sa cour. Ordonnant un bûcher et à ses esclaves d’égorger femmes, pages et bêtes, le souverain contemple depuis son lit un massacre où le rouge le dispute à l’or, où le faste s’entremêle avec la violence. D’une exquise barbarie, cette « œuvre bizarre », véritable « erreur de la peinture » révulse la critique, tout acquise à L’Apothéose d’Homère, que Jean-Auguste-Dominique Ingres expose non loin, comme pour mieux refroidir les braises écarlates de son voisin, promu chef de file du romantisme et figure de proue des modernes.
Allongé sur un lit cyclopéen, dont l’improbable perspective et le basculement suggèrent une déferlante de peinture, Sardanapale regarde ou médite. Imperturbable dans son ample habit blanc, il toise la scène. Tout à la fois résolu et voyeur, de son promontoire domestique, orné de têtes d’éléphants, il observe la violence d’un massacre par lui ordonné. Mieux, il semble en jouir. Aux pieds du monarque gît Myrrha, sa favorite, comme échouée sur ce nouveau radeau de la Méduse. Bras en croix, elle étale sur l’étoffe rouge sa nuque, son dos et sa chevelure, crucifiée exsangue dont la mort offre une pose insolemment lascive. Uni dans la mort, pour la mort, ce couple majeur fut d’emblée imaginé par l’artiste, nous apprend une superbe esquisse.
Du reste, Delacroix multiplia les études pour cette composition extrêmement savante, pensée comme un pendant à la grande peinture religieuse, et notamment à son Christ au jardin des Oliviers qui, présenté au même salon de 1827, figure à nouveau à côté du diluvien Sardanapale, dans la remarquable exposition du Louvre.
Flanquant le lit, comme écrasée par le bord gauche du tableau, une cascade de personnages se déverse vers le regardeur. Corne d’abondance incontinente, comme si la peinture recrachait une humanité débridée. Visages voilés, corps bousculés, bêtes apeurées, tissus froissés, bijoux exhibés : le monde sens dessus dessous. Stoïque, Sardanapale ignore jusqu’à l’échanson Baléah, que Delacroix a pris soin de nommer dans la notice du tableau, lequel présente à son maître une aiguière, un bassin et une serviette, instruments rituels et dérisoires à l’heure de l’holocauste. Tout n’est que torrent et typhon, couleurs et passions en « cette chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues » (Victor Hugo). Pièce fondatrice, le Sardanapale de Delacroix enfanta une génération excessive et fougueuse – picturale, sculpturale, poétique ou musicale. En juillet 1830, avec une cantate homonyme, Hector Berlioz remporta le premier Grand prix de Rome : trois années avaient passé, le romantisme pouvait désormais prétendre à d’officiels succès.
Au pied du vaste lit, un esclave enturbanné saisit le bras d’une femme et, de sa dague, s’apprête à l’égorger. Lui, barbu et musclé, elle, contorsionnée et nue, véritables archétypes du Perse et de l’Orientale. Du reste, pourquoi est-elle dévêtue ? Ce massacre interviendrait-il après une réunion érotique ? Après le stupre, l’inévitable mort ? Non pas la petite, mais la grande, entre halètements et hurlements ? Delacroix fait de l’Orient le confluent fascinant d’Éros et Thanatos, de l’or et du sang, des parures et des blessures, du luxe et de la luxure. Le tropisme oriental est encore un fantasme, que dévoileront bientôt des voyages au Maroc et en Algérie. Objet d’un sultanesque désir, la femme ici cambrée se tord et se pâme, résiste et s’abandonne, véritable morceau de volupté que contemple une femme tronquée, réminiscence d’Aline la mulâtresse (1824). Par cette mise en scène érotique et macabre, Delacroix figure la mort violente du monarque et, avec, celle des délices charnelles.
Conspuée par la critique, cette « apothéose de la cruauté » est un tourbillon. Spirales et diagonales emportent tout sur leur passage. Quoique décentré, le lit est un vortex magnétique tandis que les corps semblent happés par une force cataclysmique. La peinture est un cyclone auquel rien ne résiste. Le peintre est son œil. Le coin supérieur droit aurait pu être le lieu d’une échappée, d’une suspension, d’un espoir. Il n’en est rien. De l’obscurité surgissent une architecture crépusculaire et des flammes menaçantes puisque Sardanapale, selon Diodore de Sicile, « après avoir enfermé ses concubines et ses eunuques dans un espace aménagé au milieu du bûcher, se fit brûler avec eux tous et son palais ». Par ce lointain chaotique, sans hiérarchie aucune, par cet horizon obscur, à l’évidence inspiré par Tintoret, Delacroix compose un supplice optique et intellectuel, plein de sous-entendus et d’entraperçus : si ce que l’on voit est horrible, ce que l’on pressent est assurément pire.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°711 du 1 avril 2018, avec le titre suivant : Delacroix La Mort de Sardanapale