Art moderne

XXE SIÈCLE

Matisse voyage en Suisse

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2024 - 848 mots

Le sud de la France, l’Italie, le Maroc ou encore Tahiti, ces lieux de séjour ont joué un rôle important dans la création de l’artiste, ainsi que le montre la Fondation Beyeler.

Riehen/Bâle (Suisse). Même si le plaisir du spectateur est là, organiser une rétrospective d’Henri Matisse (1869-1954) en l’absence de prêts en provenance de Russie est un défi. On se souvient de la spectaculaire salle consacrée à l’artiste fauve, avec des œuvres issues de la collection Chtchoukine présentée à la Fondation Louis Vuitton à Paris en 2016-2017.

Pour autant, l’exposition bâloise ne manque pas de tableaux phares, grâce au Musée national d’art moderne-Centre Pompidou, au Musée de Grenoble ou au Musée Matisse de Nice – avec des œuvres bien connues du public français –, mais aussi grâce à d’importantes institutions américaines comme le MoMA de New York ou le Musée d’art de Saint-Louis (Missouri).

« Invitation au voyage » est le titre séduisant de ce parcours surtout chronologique, voire linéaire – à l’exception d’une section thématique, « L’atelier ». Reconnaissons toutefois que Matisse étant très souvent exposé, il n’est pas facile de trouver un angle inédit pour le montrer.

Signac puis le fauvisme

Le parcours commence par les années parisiennes où la peinture de Matisse est encore sombre et où les figures restent rigides : Nu aux souliers roses (1900), Carmelina (1903). Ainsi, on est stupéfait devant Luxe, calme et volupté [voir ill.], cette œuvre iconique, venue de la Fondation Barnes, exécutée par l’artiste à peine une année plus tard, en 1904. Ici, aussi bien les figures que le paysage sont rendus par des arabesques souples et élégantes, et les couleurs, appliquées en petites touches, sont éclatantes. Certes, Matisse découvre Saint-Tropez, où il a rejoint Paul Signac qui pratique déjà le néo-impressionnisme. Mais, et c’est un maillon manquant, le commissaire Raphaël Bouvier a fait l’impasse sur une période moins étudiée et pourtant déterminante dans l’évolution de la peinture matissienne : celle de son séjour en Corse. C’est là que l’artiste découvre la lumière qu’il saura ensuite traduire en luminosité.

Suit l’aventure du fauvisme, avec ses contrastes de couleurs saturées – Les Tapis rouges (1906) –, mais aussi avec le télescopage de l’espace. Dans Fenêtre ouverte, Collioure (1905), la vue à travers la fenêtre, cette fameuse métaphore de la peinture, est remise en question. Intérieur et extérieur, paysage et bâti, organique et minéral, et surtout objectif et subjectif, se confondent et ne font qu’un. La fenêtre, écrit Pierre Schneider, devient un « échangeur » (Matisse, Flammarion, 1984).

Puis, trois œuvres exceptionnelles sont réunies dans une salle : Le Luxe I (1907), La Baigneuse, cavalière (1909), et surtout cette toile monumentale qui compense en partie l’absence des peintures russes : Baigneuses à la tortue (1907-1908, [voir ill.]). Ces œuvres ont en commun des figures hiératiques qui se détachent d’un fond presque vide. Les trois baigneuses, qui partagent un rituel étrange, semblent surgir d’un univers archaïque, inquiétant. L’influence de Giotto, admiré par Matisse lors de son voyage en Italie, ainsi que l’importance du primitivisme pour l’avant-garde à cette époque, sont sans doute à l’origine de cette évolution.

Le bocal de poissons rouges pour leitmotiv

L’ effet du voyage de Matisse au Maroc est évoqué de manière plutôt superficielle : Paysage marocain (Acanthes), peint à Tanger en 1912. Nettement plus riche est le chapitre qui traite de l’atelier, l’un de ses thèmes de prédilection. On y trouve côte à côte deux versions avec, en élément central, le bocal de poissons rouges. Judicieusement, ce rapprochement met en scène différents points de vue : une vue d’ensemble sur le paysage urbain pour Intérieur, bocal de poissons rouges, 1914 ; un zoom sur le bocal prisonnier d’un espace écrasé pour Poissons rouges et palette, 1914-1915. Le peintre se focalise sur un détail, le bocal, le soustrait pratiquement à son contexte, en fait un véritable leitmotiv. Un peu plus loin, une troisième représentation du même sujet inclut également un nu féminin sculpté, Poissons rouges et sculpture, 1912. Sous une volonté descriptive, se cache le désir de capter des structures analogiques et leurs modifications formelles, porteuses de sens (angle de vue, présence/absence de l’artiste).

La création de Matisse se caractérise par son attachement à certains thèmes inlassablement repris, amplifiés ou transfigurés. Curieusement, cette pratique devient véritablement sérielle non pas tant dans la peinture mais dans la sculpture. Ce sont les quatre Dos, ces nus de taille monumentale – réalisés entre 1909 et 1930 – où le corps se transforme en volume. Ils mettent en place un principe essentiel : une évolution systématique vers des formes de plus en plus simplifiées, sans que le sujet se décompose complètement pour autant.

Quant aux nus féminins peints par un Matisse en panne d’inspiration dans les années 1930 à Nice, sont-ils une série ou des variations ? Laissons les spectateurs en décider. Il est cependant probable que ces derniers oublieront les odalisques un peu fades quand, en fin de parcours, ils seront immergés dans une immense salle où partout les magnifiques papiers gouachés découpés, figures flottantes ou fleurs stylisées, portent les souvenirs du séjour de Matisse à Tahiti. Ici, l’invitation au voyage prend son véritable sens.

Matisse. L’invitation au voyage,
jusqu’au 26 janvier 2025, Fondation Beyeler, Baselstraße 101, Riehen, Bâle, Suisse.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : Matisse voyage en Suisse

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