AJACCIO
En 1898, l’artiste fait un séjour de plusieurs mois sur l’île de Beauté au cours duquel, subjugué par la Méditerranée, ses paysages et sa lumière, il affirme son vocabulaire.
Corte. Pour une surprise, c’est une surprise. Depuis longtemps, l’itinéraire topographique de Matisse était tracé une fois pour toutes. Paris, Collioure, Saint-Tropez, Nice, Vence, Biskra (Algérie), la Polynésie… : tous ces lieux qui ont compté dans le parcours du maître fauve ont eu droit dans l’histoire de l’art à une marque déposée. Mais rares sont les ouvrages mentionnant le passage de l’artiste en Corse. Ainsi, il fallut attendre le livre de Jacques Poncin Matisse à Ajaccio (2017, éd. Alain Piazzola), mais aussi l’acquisition d’une toile du peintre, La Mer en Corse. Le Scoud (1898), pour que le Musée de la Corse à Corte veuille montrer l’importance de son séjour sur l’île de Beauté. Organisée par Dominique Szymusiak, la directrice historique du Musée Matisse au Cateau-Cambrésis (Nord), l’exposition tient toutes ses promesses.
En février 1898, à l’âge de 28 ans, l’artiste et sa femme, Amélie, arrivent à Ajaccio pour leur voyage de noces, visiblement prolongé, car ils ne quittent l’île qu’en septembre de la même année. Tout laisse à penser que pour Matisse, la Corse, située loin de la capitale, en dehors du circuit artistique, est l’équivalent de ce que fut la Bretagne pour Gauguin. « En cette fin du XIXe siècle, écrit la conseillère à l’assemblée de Corse Josepha Giacometti-Piredda dans le catalogue, elle offre aux artistes un état de nature fantasmé et une inspiration romanesque. » Matisse a pu en effet écrire : « C’est à Ajaccio que j’ai eu mon grand émerveillement pour le Sud que je ne connaissais pas encore. […] Je sentis se développer en moi la passion de la couleur. » (Écrits et propos sur l’art, éd. Hermann, 1972).
En réalité, cet émerveillement n’est pas étranger à l’évolution picturale de Matisse déjà entamée dans ses premières œuvres réalisées en plein air en Bretagne (étés 1895-1897). C’est donc avec justesse que le parcours s’ouvre avec des toiles qui datent de ces années, caractérisées par l’apparition d’une nouvelle palette chromatique et de formes ouvertes, sans contour. Cet aspect est surtout visible dans les paysages de bord de mer, quand les vaguelettes et les reflets des nuages qui scintillent sur l’eau, cette substance labile qui se prête facilement à toute transformation, s’entrelacent (Port de Palais, Belle-Île-en-Mer, 1896). Puis, la rencontre avec la lumière méditerranéenne permet à Matisse, écrit l’historien de l’art Pierre Schneider, de trouver « une justification optique » (Matisse, Flammarion, 1984) pour accélérer ce processus.
L’artiste va privilégier la représentation de la nature, un thème proche de celui inauguré jadis par les impressionnistes. Avec lui, toutefois, les petites touches se transforment en légères taches qui, en « bavant » les unes sur les autres, suggèrent des formes plus qu’elles ne les décrivent (Paysage et jardin, 1898). Le paysage se compose d’une quantité infinie de tonalités, d’où l’absence de délimitation distincte entre ses éléments qui s’estompent et fusionnent. Autrement dit, le paysage est plutôt perçu comme une somme où le détail est subordonné à l’ensemble. Ce n’est pas une simple coïncidence si la figure humaine, au cœur de l’œuvre de Matisse, disparaît pendant la période corse. De même, si le couple est logé à Ajaccio – le très riche catalogue accorde une importance démesurée aux trajets effectués par l’artiste dans la cité –, la ville est pratiquement absente de sa palette.
Une exception : le Toit de l’hôpital d’Ajaccio (1898), qui se limite à un plan horizontal, un toit posé sur une bâtisse sommairement esquissée, le seul élément urbain sur un fond de montagnes qui occupent l’essentiel de la toile. Plus étonnantes sont les quelques natures mortes rassemblées ici. Ce thème qui permet à Cézanne puis aux cubistes d’ébranler la vision classique de l’espace, devient avec Matisse un support qui absorbe la lumière naturelle et la transforme en une luminosité étincelante faite de couleurs arbitraires. Ainsi, le spectateur est stupéfait face à cette Nature morte (1898), une œuvre qui prend une liberté avec la fidélité de la représentation. Certes, on y reconnaît encore les oranges, un fruit récurrent chez le peintre. Toutefois, c’est un traitement gestuel, de larges traînées de couleurs qui recouvrent la quasi-totalité de la surface de la toile. On peut sans doute voir dans cette nouvelle technique picturale l’impact du traité de Signac, « D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme » – dont une partie est déjà publiée en janvier 1898 dans La Revue blanche. Tout en constatant le côté artificiel des « baptêmes », ces dates de naissance que l’histoire attribue allégrement aux différents mouvements artistiques. On connaît ainsi celle du Salon d’automne en 1905 à Paris, avec la proverbiale salle dite « cage aux fauves », « célébrée » par la critique. Le parcours de Corte a pour mérite de suggérer que la notion de rupture dans le domaine artistique est illusoire. Sans prétendre que le fauvisme a vu le jour en Corse, le passage sur l’île s’inscrit dans une lente évolution esthétique sur laquelle s’ouvre le XXe siècle.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°573 du 17 septembre 2021, avec le titre suivant : Matisse : ajaccio avant Colllioure