PARIS
L’exposition du Musée national d’art moderne, dont les différentes séquences sont inspirées par les mots d’un écrivain, critique ou poète, témoigne de la richesse des collections publiques françaises.
Paris. « Matisse, comme un roman » : le titre de l’exposition du Centre Pompidou est une paraphrase de celui donné par Louis Aragon à son livre Henri Matisse, roman (1971). Peu connu du grand public, cet ouvrage quelque peu mythique tient une place à mi-chemin entre biographie et réflexion sur l’art du peintre fauve. Pour Aurélie Verdier, conservatrice au musée et commissaire de l’exposition, il s’agissait de mettre en regard l’œuvre de Matisse (1869-1954) avec les écrits qu’elle a inspirés ; outre Aragon sont convoqués les historiens de l’art ou critiques Georges Duthuit, Clement Greenberg, Tériade, Pierre Schneider, voire l’artiste lui-même à travers ses célèbres « Notes d’un peintre » (1908).
Après « Bacon en toutes lettres » (2019), le dialogue avec la littérature se poursuit au Centre Pompidou. Cette ouverture, indiscutablement bienvenue, impose ici à la production matissienne une articulation légèrement affectée. Le visiteur jouira cependant d’un magnifique ensemble de toiles et de sculptures en provenance essentiellement des musées français, la pandémie rendant quasiment impossibles les prêts étrangers. Si l’État français a mis du temps à acquérir les œuvres de Matisse, il s’est rattrapé par la suite : une importante collection appartient au Musée national d’art moderne et aux deux musées consacrés à l’artiste, à Nice et au Cateau-Cambrésis (Nord). En lui ajoutant quelques prêts du Musée de Grenoble et de collectionneurs privés, la manifestation devient une rétrospective des musées hexagonaux, qui permet des rapprochements spectaculaires – voir les deux monumentales Polynésie de 1946 réunies ici (Polynésie, le ciel et Polynésie, la mer). Qui plus est, l’absence des prêts américains et russes – les derniers furent visibles il y a trois ans à la Fondation Louis Vuitton, dans le cadre de la « Collection Chtchoukine » – permet de constater, si besoin était, l’éclat des chefs-d’œuvre restés en France.
Dans la première section, « Où marquer ce commencement ?», qui pose avec justesse la question du passage de Matisse à la modernité, le spectateur découvre l’énigmatique Nature morte à la chocolatière (1900-1902) et son étrange rayon de lumière, ou le Pont Saint-Michel (1900), qui possède déjà une gamme chromatique exceptionnelle et un cadrage inhabituel. Puis, tout au long du parcours, globalement chronologique, des toiles, plus ou moins connues, surgissent comme des éblouissements. Ou, comme des aveuglements : La Sieste (1905), exceptionnellement venue d’Allemagne, est un « bloc lumineux » qui semble irradier la matière, transformer les corps en silhouettes diaphanes. Beaucoup plus tardives, la Blouse romaine (1940, [voir ill.]) ou Fauteuil rocaille (1946) sont une parfaite démonstration des liens organiques internes à l’œuvre, de la répétition d’une courbe ou d’une arabesque qui révèle l’importance accordée par le peintre à l’ornemental. Vision que l’on retrouve, ici, avec les différentes déclinaisons de l’univers végétal dans la production picturale de Matisse, dont une éclosion particulière dans les années 1940 couronnée par la suite des « Thèmes et variations » (1943). La feuille, la tige ou la nervure y sont des formes épurées, dénuées de tout détail anecdotique, sur un fond débarrassé d’effets de parasitage. L’artiste pratique des allers-retours entre les disciplines ; le même thème peint, dessiné ou gravé sera inlassablement repris, recréé, amplifié ou transfiguré. Thème qui devient motif, quand Matisse a recours à la série, fondée sur de légères modifications successives. Ce sont les quatre Nu de dos (1909-1930) de taille monumentale qui illustrent au mieux cette évolution systématique vers des formes de plus en plus simplifiées.
La série, le peintre dans son atelier, le monde végétal, le nu, le décoratif constituent des thématiques évidentes pour suivre le cheminement de Matisse. Mais cette manière de voir les choses paraissait sans doute trop simpliste aux commissaires. Ainsi, reprenant des expressions d’historiens de l’art et de critiques « détourées » de leur contexte, des sections sont baptisés « Ressemblance en profondeur », « La main et la flèche » ou « Densité maximum ». Gageons que ces intitulés ne faciliteront pas nécessairement la compréhension de la pratique matissienne par le spectateur.
Par bonheur, les œuvres parlent par elles-mêmes et certaines mieux que d’autres. Un peu à l’écart, l’Intérieur aux aubergines (1911), isolé dans un espace conçu habilement pour le mettre en valeur, est un monument dans l’univers de l’artiste. Avec cette toile dont il est impossible de faire le tour, Matisse semble condenser tous les rouages qui caractérisent son langage pictural. Sans chercher à délier la représentation de tout ancrage référentiel, le peintre « invente » une organisation spatiale qui dénature les règles de la perspective classique. Dans ce piège pour l’œil, le regard tâtonnant n’arrive plus à situer les différents composants aplatis dans l’espace. Une mise en abyme où la séparation entre le monde intérieur et le monde extérieur n’offre plus les certitudes habituelles ; la fenêtre, qui jouait le rôle de frontière, devient plutôt un « échangeur […] entre le subjectif et l’objectif, le moi et le monde », écrit admirablement Pierre Schneider.
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Matisse dans l’œil d’Aragon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°557 du 11 décembre 2020, avec le titre suivant : Matisse dans l’œil d’Aragon