LYON
Si les images de ruines se succèdent dans les journaux au rythme des différents conflits armés, le Musée des beaux-arts présente, dans une exposition remarquable, un panorama artistique sur la représentation de ces vestiges d’un monde passé et présent.
Lyon. L’exposition « Les formes de la ruine » est sans doute l’une des plus ambitieuses qu’ait organisées le Musée des beaux-arts de Lyon. Par sa taille – quelque trois cents pièces, déployées sur trois niveaux –, par son étendue temporelle – de la Préhistoire jusqu’à l’art contemporain –, mais surtout par la richesse et la complexité de son propos. Non sans un certain danger car, conçue à partir de l’ouvrage majeur d’Alain Schnapp, archéologue et historien, Une histoire universelle des ruines (2020), l’exposition peine parfois à traduire matériellement certains concepts théoriques. Pour autant, même si, sans guide, le visiteur peut parfois être dérouté, surtout dans les premières salles qui servent d’introduction, le parcours ouvre de nombreuses pistes fascinantes.
Très rapidement, le cliché de la belle ruine romantique telle que la rêve le XVIIIe siècle, apparaît comme réducteur. Certes, les ruines spectaculaires, grecques, romaines ou égyptiennes, continuent à enflammer l’imaginaire populaire et demeurent indispensables pour un circuit touristique ou pour le décor d’un péplum. Consacrés par l’archéologie et l’histoire de l’art, ces monuments phares – forum, Colisée, pyramide – ont un statut à part. Les formes rassemblées ici ne sont pas choisies selon des critères esthétiques, mais en fonction de leur rôle de garants, volontaires ou non, de la mémoire collective. On pourrait d’ailleurs se demander si « Mémoire-Oubli », le titre de la première section, ne résume pas la problématique soulevée par les commissaires, Alain Schnapp et Sylvie Ramond, directrice du lieu.
On apprend que le mot ruine renvoie « à la destruction lente ou rapide qui frappe un ouvrage issu de la main de l’homme ». Toutefois, il existe un autre terme, souvent employé comme synonyme, celui de vestige – vestigium en latin – qui signifie une trace. Cette dernière n’a pas nécessairement le caractère fragmentaire qui caractérise la ruine. On pourrait dire que si la ruine est toujours un vestige, le vestige n’est pas toujours une ruine.
Dans une visée comparatiste, parmi ces vestiges, on voit des œuvres issues de civilisations non occidentales. Sous l’appellation « Objets et Monuments porteurs d’histoire » – un peu vague – sont réunis des artefacts aussi différents qu’un fossile de turritelle (40 000 av. J.-C., grotte de l’Hyène, Arcy-sur-Cure), une stèle funéraire des Philippines (fin XIXe) ou une statue du dieu Lona (Hawaï, fin XVIIIe). On remarque que les organisateurs ont ajouté au domaine étudié par Alain Schnapp non seulement la période contemporaine, mais aussi les arts premiers. Si des œuvres récentes étaient essentielles pour comprendre le regard porté par les artistes de nos jours sur les ruines, fallait-il vraiment inclure les arts premiers dans une exposition déjà pléthorique ?
Le chapitre suivant – « Nature et culture » – insiste sur la tension entre ces deux notions. C’est, en effet, dans la nature que les ouvrages sont soumis aux avaries du temps, à l’érosion, à la décomposition, à l’entropie. Ce processus, qui conduit vers un irrémédiable effacement, fait que des travaux, parfois de taille monumentale, peuvent être réduits à une trace, sauvés in extremis de l’oubli par la photographie. (Anselm Kiefer, The Shape of Ancien Thought, 1996-2012).
D’autres ruines – malheureusement les plus fréquentes au XXe siècle – sont le résultat de la violence humaine. Les bombardements et autres explosions produisent des « ruines instantanées » – voir les dessins d’Éric Manigaud autour de Hiroshima (2018-2019) ou ceux de Jean-Marc Cerino Dresde, les ruines de la Frauenkirche (2012). Difficile, face à ces paysages urbains dévastés, de ressentir un quelconque sentiment de nostalgie. Et pourtant, l’œuvre la plus bouleversante présentée à Lyon, l’immense maquette d’un quartier de Damas détruit par les bombardements, se nomme Voici mon cœur (2018-2022). Réalisée par Khaled Dawwa, un artiste syrien réfugié en France, cette installation est comme une blessure sur un corps, un corps que l’on a connu et que l’on a aimé.
Les deux dernières parties du parcours – « Matériel-Immatériel » et « Présent-Futur » – répondent à la définition de la ruine par les organisateurs : « Plutôt une notion qu’un concept, un champ et non une catégorie homogène » (extrait du catalogue). Alain Schnapp évoque même des méta-ruines au sujet de traces immatérielles, de récits sous une forme orale ou écrite. D’autres exemples extrêmes sont des artistes qui inventent des ruines poétiques à l’instar d’Anne et Patrick Poirier (Isola Sacra, 1973). Ailleurs, ce sont avant tout les peintures et les dessins d’Hubert Robert qui établissent un pont entre les ruines du passé, qui peuplent son imagination – Les Bergers d’Arcadie, 1789 –, et celles du futur qu’il conçoit déjà. Mais, comme toujours, la réalité est en avance sur la représentation artistique. Les dévastations massives récentes – en Ukraine ou dans la bande de Gaza – vont necessiter une mise à jour de l’exposition.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°624 du 5 janvier 2024, avec le titre suivant : À Lyon, les ruines entre mémoire et oubli